Cette semaine, direction la cour nationale du droit d'asile, dans une rue calme de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Cette cour, c'est un peu la tour de Babel : on y traite des demandes d'asile du monde entier. La CNDA a reçu 58.000 requêtes en 2018.
Devant le bâtiment en briques rouges orné des drapeaux français et européen, on parle albanais, chinois ou bambara. Ceux que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a déboutés viennent ici tenter leur deuxième chance. Au rez-de-chaussée, une salle fourmille de monde : c'est là que les décisions de la Cour sont affichées. C'est ici aussi que les requérants apprennent qu'ils sont définitivement déboutés, ou qu'ils ont obtenu la protection de la France.
Sur deux étages, s'alignent des dizaines de salles d'audience. On entre au hasard dans la salle numéro 8. L'audience est publique, mais il n'y a que des avocats, un interprète et les requérants. Derrière la table, la présidente s'énerve contre son ordinateur. La CNDA est une juridiction administrative. La juge ne porte pas de robe noire, pas plus que ses deux assesseurs. Il n'y a pas de procureur, mais une greffière, et un rapporteur, chargé de résumer l'affaire et de donner un avis.
Par ce gris matin de novembre, deux requérants afghans se succèdent. Si c'était une fable, on l'appellerait "l'Afghan des villes et l'Afghan des champs".
Le premier s'appelle Sharifullah, il a fui son village fin 2016, car les talibans voulaient l'enrôler. Ne le trouvant pas chez lui, ils ont enlevé et assassiné son père. Sharifullah a 25 ans, un jean, des baskets et un sac à dos. Son récit n'est pas très étayé, a dit l'Ofpra pour lui refuser le statut de réfugié.
Sharifullah, fils unique de parents agriculteurs
On commence par la recherche de son village, dans la province de Nangharar. "C'est Bara Sapareh, ou Sapareh tout court ?", demande la présidente en tournant une carte dans tous les sens. "Sapareh" répond-il, via l'interprète. On lui demande le nom d'un cours d'eau, d'une montagne à proximité... Il ne sait pas. "Je n'ai vécu que dans mon village", dit le jeune homme. Il n'est passé par Kaboul qu'une fois, pour fuir vers l'Europe. On lui demande pourquoi les talibans le cherchaient ? "Je suis le fils unique de mes parents agriculteurs, ils comptaient sur moi." Son père avait ainsi obtenu qu'il ne soit pas enrôlé tout de suite. Quand les talibans sont revenus le chercher, Sharifullah s'était caché chez son oncle. Quand ils ont enlevé et tué son père, il n'est pas revenu, laissant sa femme et leurs deux enfants.
Le jeune homme n'a pas grand-chose à ajouter. Sauf quand on lui demande : "Vous cultiviez quoi?" On ne l'arrête plus : "du maïs, des pommes de terre, des oignons, des aubergines, du blé...". Mais l'audience est terminée. "Si les talibans n'étaient pas venus le chercher, il serait toujours dans son village", plaide son avocate. La décision sera rendue dans trois semaines. Sharifullah remercie la cour et dit au revoir en français, dans un grand sourire.
Ahmed, policier et fils de policier
C'est ensuite Ahmed qui prend sa place, 28 ans, mince et élégant dans sa chemise à carreaux. En Afghanistan, il était policier, dans la région de Mazar e Sharif. Comme son père avant lui, tué en 1997 par les talibans. Ahmed parle anglais, un peu français aussi ; il était le bras droit de son commandant, tué dans un attentat. En 2016, il a lui même empêché un attentat kamikaze. Après ça, les talibans, pour se venger, voulaient le liquider. Son histoire semble à peine croyable.
Ahmed a pourtant tous les papiers qui prouvent son récit : sa carte de policier, son diplôme, deux lettres de menaces, et même un article sur son geste héroïque dans le journal local. Il n'a pas pu le faire traduire, car ça coûte 250 euros, expliquera son avocat. On se pince un peu. Pourquoi Ahmed n'a-t-il pas eu le statut de réfugié du premier coup ? Il n'est plus policier, rien ne prouve qu'il soit toujours en danger, a estimé l'Ofpra.
“Les talibans ont tué mes deux frères”
Pendant que l'interprète traduit, la présidente, qui a fait venir un informaticien, est de plus en plus excédée. L'interprète traduit trop longuement, un assesseur interroge Ahmed un peu brusquement : "Où est votre famille ?"
Ahmed se met à pleurer. "Le 5 janvier 2017, j'étais chez ma mère. Les talibans ont tapé à la porte. Mon frère aîné a ouvert... ils l'ont tué, direct. Mon deuxième frère est sorti, ils l'ont tué aussi. C'est moi qu'ils cherchaient, j'étais à l'arrière de la maison, j'ai pris la fuite."
Le traducteur lui donne discrètement un mouchoir en papier. Ahmed s'essuie les yeux. Son avocat plaide que comme l'armée afghane, les policiers sont en première ligne contre le terrorisme. "Son nom est connu, il est en danger", dit Me Muland De Lik. Encore quelques questions. Le rapporteur lui demande ce qu'il avait comme armes : une kalachnikov, et un pistolet Makarov. La réponse colle, "parfait", hoche le rapporteur de la tête. Ahmed pleure de plus belle, et s'excuse, c'est parce qu'il a parlé de ses frères... Levant le nez de son ordinateur défaillant, la présidente semble touchée par sa détresse, s'adoucit : "Vous aurez la réponse dans trois semaines. Votre avocat se fera un plaisir de vous informer."
Mise à jour : la CNDA a accordé à Ahmed le statut de réfugié, et à Sharifullah le bénéfice de la protection subsidiaire (carte de séjour temporaire d'une durée de un an renouvelable).
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