Un étudiant de Nancy sera jugé le 14 septembre pour dégradations en réunion lors de l'évacuation de la fac, et aussi pour avoir refusé de donner aux policiers le code de son téléphone portable. Comme le Conseil constitutionnel a jugé cette disposition conforme à la Constitution, les poursuites pourraient se multiplier.
Ce n'est pas le résultat de l'inflation législative, mais d'une sorte de détournement du code pénal. La disposition utilisée a été votée avec la loi sur la sécurité du 15 novembre 2001, dans la foulée des attentats du 11 septembre. C'est aujourd'hui l'article 434-15-2, dans la section des "entraves à l'exercice de la justice", qui punit de trois ans d'emprisonnement et de 270 000 € d'amende le fait de refuser de donner la clé de déchiffrement "d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit" (la peine peut être portée à cinq ans d'emprisonnement et 450 000 euros d'amende si ce refus a permis la commission d'un crime ou d'un délit).
Il s'agissait au départ de pouvoir demander aux opérateurs le moyen de déchiffrer des conversations. Ce qui n'a pas toujours porté ses fruits, il y a des enquêtes sur des attentats où des téléphones sont restés impénétrables. La loi ne visait donc pas un suspect à qui l'on demande de livrer le secret de ses communications, ses contact et autres informations contenues dans son téléphone, comme l'a reconnu le représentant du gouvernement devant le Conseil constitutionnel.
Mais certains procureurs ont discrètement commencé, dans des affaires de trafic de stupéfiants, à poursuivre ceux qui en garde à vue refusaient d'ouvrir leur téléphone aux enquêteurs. Beaucoup de gens aujourd'hui utilisent des messageries cryptées (comme Whatsapp ou Signal). Déverrouiller un téléphone permet d'accéder à leurs clés de chiffrement, donc la loi permet de poursuivre celui qui refuse de donner son code de téléphone...
Sécurité contre protection de la vie privée
On voit bien l'intérêt pour les enquêteurs, qu'ils aient en garde à vue un possible trafiquant, ou même un étudiant bloqueur: ses messages peuvent révéler s'il s'est concerté avec d'autres, si le blocage de la fac a été préparé, ce qui n'aura pas les mêmes conséquences en terme de poursuites.
Mais ce que voient certains avocats, c'est une façon d'obliger un suspect à s'autoincriminer, et un risque pour la vie privée et le secret des correspondances de potentiellement beaucoup de monde. Yves Levano fait partie des avocats qui sont intervenus devant le Conseil constitutionnel pour poser une question prioritaire de constitutionnalité:
"Le téléphone portable est un véritable coffre-fort numérique. C'est primordial dans une démocratie de pouvoir chiffrer ses échanges, en tous cas de pouvoir maintenir ses échanges confidentiels. A partir du moment où vous détenez des secrets comme un médecin, comme un journaliste, comme un avocat, et que ces secrets peuvent être éventés, sous prétexte qu'un policier lambda considère que votre téléphone est susceptible d'être utilisé pour commettre, peut-être un défaut de permis, j'y vois moi une atteinte aux libertés fondamentales".
Dans sa plaidoirie, l'avocat de la Quadrature du Net, Alexis Fitzjean O Cobhtaigh, a rappelé que les pères fondateurs des Etats-Unis chiffraient leurs échanges, et que cette pratique est considérée par l'ANSSI, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information, comme un outil de protection indispensable.
Mais le 30 mars dernier, le Conseil constitutionnel a estimé que l'atteinte à la vie privée était justifiée, et jugé la disposition conforme à la Constitution (sans même formuler les réserves auxquelles l'invitait le représentant du premier ministre). L'analyse du ministère de la justice, transmise aux procureurs, est donc simple: on peut désormais poursuivre toute personne qui refuse de fournir le code de déverrouillage de son téléphone.
Sous certaines conditions, néanmoins: que le moyen de cryptologie soit susceptible d'avoir été utilisé pour préparer ou commettre le délit (mais dans quel cas un suspect ne sera pas susceptible d'avoir utilisé son téléphone?), et que l'enquête ait permis de découvrir des échanges cryptés utilisés à ces fins. Ce sera dans l'avenir à la Cour de cassation de poser des limites.
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