

Rencontre avec l’historienne Michelle Perrot dans la seule bibliothèque féministe de France, fondée en 1932. On parle de l’Histoire des femmes, du féminisme d’hier et d’aujourd’hui, de tolérance, de luttes et de liberté.
- Michelle Perrot Historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l'Université Paris Cité
Elle a fait sortir les femmes de l’oubli, leur a donné une place en imposant pour la première fois à l’université, dans les années 1970, un cours sur l’histoire des femmes. Avant, l’histoire de la moitié de la l’humanité n’était pas un sujet. C’est aussi pour son travail sur la classe ouvrière qu’elle s’est faite remarquer. Grande historienne, elle est devenue l’icône des féministes d’aujourd’hui. A plus de 90 ans, elle semble plus vive et plus fraiche que n’importe quelle trentenaire. L’esprit acéré, l’érudition généreuse et le mot juste, Michelle Perrot est notre invitée.
Extraits de l'entretien :
Des femmes dans l’Histoire
Léa Salamé : A quel moment de votre vie vous êtes-vous sentie puissante ?
Michelle Perrot : "Oh jamais, la puissance ne fait pas partie de mon horizon, il me fait penser au phallus, il représente une ambition, un goût de pouvoir qui ne me ressemble pas et auquel je ne me suis heurtée."
Pourquoi quand on parle d’homme puissant, c’est positif et quand on parle de femme puissante ou quand on associe femme et ambition, c’est négatif ?
"Parce que nous sommes prisonniers des représentations très anciennes qui structurent les relations entre les hommes et les femmes. Au XIXème, les hommes occupent l’espace public et les femmes, l’espace privé, sous le contrôle des hommes. Cet espace privé est resté dans l’ombre."
En tous cas, vous êtes à mes yeux une "femme puissante" pour être la première à avoir sorti les femmes de l’oubli à l’Université de Jussieu. Pourquoi les femmes sont-elles restées si longtemps un angle mort du récit historique ?
"Ça vient du fait qu’elles ont laissé moins de traces et que la conception de l’histoire héritée des Grecs, c’est l’Histoire publique, le pouvoir, les règnes, les hommes puissants justement, les déesses… Pour toutes ces raisons, les femmes n’apparaissent pas. Il y a un déficit de sources que l’on peut combler."
Début des années 70, vous introduisez ce 1er cours et Ernest Labrousse qui encadre vos travaux vous dissuade de faire votre mémoire d’historienne sur l’Histoire des femmes.
"Ce qui m’a empêchée de devenir féministe avant les années 1970, c’est que je n’avais pas rencontré de discrimination, jusqu’au moment où j’ai dû passer l’agrégation féminine de géographie, beaucoup moins prestigieuse que l’agrégation des hommes… C’était ridicule et humiliant. Ce n’est qu’en 1955, en lisant Le deuxième sexe de Beauvoir (paru en 1949) et puis dans les années 1970 que je me suis mise à théoriser sur l’Histoire des femmes."
Simone de Beauvoir a beaucoup compté pour vous, que serait le féminisme sans elle ?
"On pourrait dire que Simone de Beauvoir est la mère de la notion de "genre" très employée aujourd’hui. Lorsqu’elle écrit : "O_n ne nait pas femme on le devient"_ et plus tard, "on ne nait pas homme on le devient", elle veut dire que la féminité et la virilité ne sont pas liées à la physiologie mais à des constructions historiques et culturelles. Par conséquent, ce qui a été fabriqué peut se défaire. Il n’y a plus de destin d’épouse et de maternité qui soit imposé. C’est un travail gigantesque qu’elle a fait. C’est un livre de philosophie, ce n’est pas un ouvrage de revendication mais la recherche des fondements des rapports homme-femme tels qu’ils ont été construits."
Des modèles féminins
Les Trois Simone : Simone de Beauvoir, Simone Weil la philosophe et Simone Veil la femme politique, reviennent souvent comme modèles évoqués par les femmes. Il y a aussi Georges Sand qui, dîtes-vous, a tout fait sauter…
"Dans ma jeunesse j’avais un préjugé, je pensais que c’était de la littérature guimauve et puis j’ai lu Histoire de ma vie qui est un texte formidable. Il y a aussi sa correspondance très riche avec Flaubert, Chopin, Musset… Ouvrir sa correspondance, c’est voir palpiter le XIXème siècle, c’est quelqu’un que j’aime énormément."
Il y a d’autres femmes puissantes qui comptent à vos yeux ?
"Flora Tristan, une femme morte en 1842 et qui fut une femme extraordinairement libre. Son mari la bat, elle se sépare, s’en va au Pérou. Elle écrit des textes journalistiques, elle est d’opinion socialiste. Il faut lire Promenade dans Londres, un livre très vif qui se lit comme un reportage qui n‘a pas pris une ride."
Féminisme d'hier et d'aujourd'hui
C’est quoi être féministe ?
Etre féministe, c’est chercher obstinément la liberté et l’égalité pour les femmes. Autrement dit, c’est reconstruire les rapports entre les femmes et les hommes.
Quel regard portez-vous sur le phénomène de mode actuel autour des mouvements féministes ?
"Je regarde cela avec beaucoup de sympathie et d’intérêt. En même temps je me méfie des modes. Cela peut lasser… Il ne faudrait pas saturer."

Il faut que les gens comprennent que le féminisme est intéressant pour tout le monde.
Il y a aujourd’hui un affrontement entre les anciennes et les nouvelles féministes, quel regard portez-vous sur cette guerre ?
Le féminisme a toujours été pluriel, les débats en son sein ne datent pas d’aujourd’hui. Les problèmes soulevés par les femmes sont difficiles. Je n’aime ni la dénonciation, ni la cancel culture (pratique consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d'actions ou propos perçus comme problématiques), l’histoire n’aime pas l’effacement.
Je suis assez intersectionnelle, il faut croiser le social, le sexuel, et la race.
Il faut distinguer la découverte des différences et le fait de les transformer en identité, c’est là qu’il y a un risque."
Vous êtes aujourd’hui une icône pour les jeunes féministes intersectionnelles, elles disent non à Isabelle Badinter et se réclament de vous.
" Elisabeth Badinter est une amie, même si nous ne sommes pas d’accords sur tout, on en discute et puis c’est tout."
Recherche et militantisme font-ils bon ménage ?
Il faut se méfier du militantisme, le peuple et les femmes n’ont pas toujours raison, il faut être extrêmement nuancé, le militantisme ne doit pas effacer la recherche de la vérité.
Et que dire de MeToo ?
"Ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui, on écoute les femmes. Françoise Héritier qualifiait ce mouvement de révolution copernicienne. La mondialisation, les réseaux sociaux ont aussi un effet positif."
Quand Elisabeth Badinter dit craindre une guerre des sexes et fustige le féminisme victimaire, vous la comprenez ?
"D’une part je la comprends, on cherchait plutôt les femmes actives que victimes dans l’Histoire des femmes, mais je crois qu’il ne faut pas négliger cette situation réelle des violences faites aux femmes. La question, c’est de comprendre pourquoi on vit une telle situation… C’est toute l’histoire de la domination masculine."
Vous avez dit dans le Monde qu’il y avait une crise de l’identité masculine…
"C’est une vraie révolution, il faut peut-être que les hommes réalisent qu’ils gagnent quelque chose à ce changement en ayant d’autres rapports amoureux, sociaux avec les femmes. Mais il y a par moment une espèce de virilisme terrible qui me sidère… Il faut repenser la virilité."
Un mot sur les femmes et le pouvoir, Laure Adler dit que les femmes qui entrent en politique gomment toutes leur féminité…
"Il me semble que le temps passant, cela s’assouplit. A la vérité, je m’interroge sur les codes de la féminité, Derrida disait 'ni un ni deux mais trois', il y a une troisième voie à inventer. Il ne faut pas être prisonnier de l’idée qu’une femme doit rester "féminine"."
Les femmes qui assument qu’elles ne veulent pas d’enfants sont encore mal vues.
"C’est vrai qu’on reste marqué par l’idée de la procréation, l’enfant est une valeur montante de notre société. Une femme peut parfaitement dire : "Je ne veux pas d’enfant", elle en a le droit !"
Quels conseils donneriez-vous à une jeune femme de vingt ans ?

Sois libre, réfléchis, choisis ton chemin, sois intelligente, ne cède pas aux modes, ne fais pas n’importe quoi !
La suite à écouter...
Aller plus loin :
- 🎧 ECOUTER Le choix musical de Michelle Perrot : Think d’Aretha Franklin (1968) « cette chanson parle de la violence faite aux femmes non sans humour »
- 📖 LIRE : Les femmes ou Les silences de l'histoire, Michelle Perrot Flammarion
- 📖 LIRE : Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir
- 📖 LIRE Histoire de ma vie, Georges Sand
- 👀 VOIR : La bibliothèque Marguerite Durand
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- Aretha Franklin : Think
- Bonnie banane : Chachacha
- Carole king : You've got a friend
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