

En juin 2019, Carola Rackete, capitaine d'un bateau en mission de sauvetage dans la Méditerranée, force le passage dans le port de Lampedusa pour débarquer sur la terre ferme 53 rescapé·e·s de la mer. Matteo Salvini dit d'elle qu'elle lui "casse les couilles", tandis qu'une partie de l'Europe voit en elle une héroïne.
- Carola Rackete capitaine du Sea-Watch 3 engagée dans la défense des migrants
On se pose beaucoup de questions, ces temps-ci, sur les imaginaires qu’éveillent les œuvres de fiction qu’elles soient lues, écoutées ou regardées. Ainsi, par exemple, lorsque l'on dit « capitaine », on peut être amené·e·s à penser aux bandes dessinés de notre enfance et au capitaine Haddock, dans Les Aventures de Tintin : drôle, vociférant, irresponsable. Le capitaine Haddock évoque sans doute un peu comme le capitaine Jack Sparrow dans la saga Pirates des Caraïbes. Il y a le capitaine Crochet, plus effrayant, les jambes écartées au-dessus de la gueule d’un crocodile, il y a Nemo, qui répond, en quatre lettres, à la définition « Capitaine en littérature », pour les mots croisés. N'oublions pas le Captain Iglo, enthousiaste à l’idée que l'on goûte à son poisson pané.
Capitaine Europa
Les capitaines dans nos imaginaires ne sont pas toujours vraiment des grandes personnes. En tout cas, ils ne sont jamais des femmes. Du moins, jusqu’à l’année 2019, où deux jeunes femmes sont venues occuper l'espace médiatique et renverser les préconceptions et représentations d'une partie de l'Europe. Deux jeunes allemandes : l’une blonde, avec des tatouages, Pia Klemp, aujourd'hui aux commandes du Louise Michel, le vaisseau de sauvetage financé par Banksy, l’autre, plus foncée, avec des dreadlocks, Carola Rackete. On s’habitue vite aux Présidents noirs et aux femmes capitaines, mais, dans les premiers instants, le cerveau doit quand même recalculer quelques informations pour enregistrer ce qui lui devient désormais possible.
Animalité et radicalité
Carola Rackete est allemande, elle née en 1988, elle est capitaine de cargos et de navires brise-glace, dans les régions polaires. Quand elle en parle elle dit ceci :
Un bateau est un espace industriel. Tout ce qu’on y trouve est donc présent pour une raison, il n’y a pas d’espace créatif ou d’espace inutile. Chaque recoin a une fonction. À chaque fois que je monte sur un bateau, j’ai le sentiment que je sais comment les choses fonctionnent. [...] Ce qui me procure un sentiment de sécurité.
Carola Rackete est militante écologiste. Dans son discours et ses actions, elle propose une certaine radicalité et combat l'immobilisme, qu'elle éclaire et analyse pourtant de sa connaissance du vivant et de l'esprit humain.
Au bout du compte, on est des animaux d’habitude. On aime rester sur des choses que l’on connaît, avec lesquelles on se sent à l’aise et en sécurité. Ainsi, quand les scientifiques disent que l’on a besoin de changer radicalement de système socio-économique, je comprends pourquoi beaucoup de gens ont peur.
En septembre 2020, Carola Rackette était à Paris pour la promotion de son livre Il est temps d’agir, paru aux éditions L’Iconoclaste. Elle y revient sur ce qu’elle a vécu à l’été 2019, qui l'a propulsée sous le feu des critiques et des projecteurs et que l'on peut résumer ainsi :
- 12 juin 2019 : Carola Rackete, aux commandes du Sea-Watch 3, recueille 53 migrant·e·s en détresse dans la mer Méditerranée. Elle refuse d’accoster à Tripoli, au motif que la capitale libyenne n'est pas considérée, par l'ONU, comme un « port sûr » (c'est-à-dire un lieu approprié pour faire débarquer des rescapé·e·s en droit de la mer). Dans les jours suivants, aucune des autorités européennes qu'elle contacte ne répond favorablement à ses demandes d'accoster ;
- 26 juin 2019, soit deux semaines plus tard : elle pénètre dans l’espace maritime italien ;
- Nuit du 28 au 29 juin 2019 : Carola Rackete force le passage pour accoster dans le port de Lampedusa. Elle heurte un bateau de la douane italienne
- Lorsqu'elle pose le pied sur le sol italien : Elle est arrêtée par une vingtaine de policiers pour « aide à l’immigration clandestine » et « résistance à un officier ». Elle est accueillie, par la foule, sur l'île de Lampedusa, par des applaudissements comme par des insultes.
- Du 29 juin au 2 juillet : En l'absence de centre de détention à Lampedusa, Carola Rackete est enfermée aux arrêts domiciliaires chez une habitante de l’île. Elle encourt jusqu'à 10 ans de prison. Elle est finalement libérée.
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
« Casse-couilles »
À l’époque déjà, elle divisait le continent. Dans Le Parisien, on pouvait lire : « La collecte de fonds lancée pour payer ses frais de justice et la poursuite des activités de son ONG a recueilli plus de 1,4 millions d’euros en moins d’une semaine. À 31 ans seulement, Carola Rackete a placé l’Europe face à ses responsabilités et ses ambiguïtés. Les images de son arrestation, dans une ambiance irréelle, entre les applaudissements et les insultes resteront. Le sujet est tellement inflammable que Carola Rackete est devenue une icone, adulée ou détestée. »
En juin 2019, au cœur de la polémique, le ministre de l'Intérieur italien Matteo Salvini, quant à lui, dira d'elle :
Il y a le Sea-Watch avec la nouvelle héroïne de la gauche et capitaine qui dit « Je suis blanche, riche et allemande, je ne savais pas comment occuper mon temps libre alors je vais aller en Italie leur casser les couilles. Ce ne sont pas des humanitaires, mais des preneurs d’otages, des pirates qui utilisent des innocents pour mener une bataille politique. Moi, en 2019, je n’accepte pas les bateaux pirates.
Plus d'un an plus tard, quand on parle de désobéissance civile sur France Inter, alors que le sociologue Geoffroy de Lagasnerie est l'invité de Nicolas Demorand et Léa Salamé, les moyens d'action, dits radicaux, de Carola, divisent les auditeurs
Je ne comprends pas comment est-ce que l'on va avoir peur de Carola Rackete qui va affréter un bateau pour sauver des gens qui se noient dans la Méditerranée, comment on peut avoir peur de Cédric Herrou qui emmène des migrants chez le médecin, comment on peut avoir peur de juges qui vont constitutionnaliser le principe de fraternité... [...] Ce sont des méthodes d'action qui me font chaud au cœur.
La rencontre
Le débat en dit long sur l’état de nos sociétés. Toutefois, que l’on soit pour ou contre les idées et les méthodes de la capitaine allemande, il est intéressant de l’entendre se raconter, d’entendre sa vision du monde, de ce qui s’est joué pour elle, cet été-là, et de son engagement. Caroline Gillet et Carola Rackete se sont rencontrées dans les locaux de la maison d'édition de cette dernière. Elle est bronzée, très posée, calme. Elle peut sembler plus jeune que son âge, 32 ans. Elle a des épaules larges, un short, un débardeur, des petits seins et pas de soutien-gorge, no bra, et puis elle a des dreadlocks, bien sûr. Aux pieds, elle porte des baskets avec lesquelles on pourrait randonner. Au-dessus, ses poils laissés longs. Son sourire est très doux, surtout à la fin de l’entretien. Caroline imaginera qu'il s'agit peut-être d'un sourire de soulagement, parce qu’elle se dit qu’une fois de plus, jusqu’à la prochaine, l’interview est derrière elle.

Aller plus loin
En savoir plus sur Sea-Watch, l'ONG allemande de sauvetage des migrant·e·s en détresse en Méditerranée
La programmation musicale du jour
Andrea Laszlo de Simone, "La Nostra Fine", 2019
Les dessins de Claire Braud



L'équipe
- Production
- Programmation musicale
- Collaboration
- Autre
- Autre
- Collaboration