

La pornographie est-elle une agression sexuelle sur mineurs ? C’est la question que nous posons ce matin, et c’est la thèse de l’un de nos invités le psychanalyste Gérard Bonnet. Un tiers des enfants a déjà vu des images classées X. Un chiffre énorme et peut-être sous-estimé.
Selon un sondage Opinionway de 2018, 82 % des mineurs ont été exposés à des contenus pornographiques.
Comment expliquer que ces contenus soient accessibles aussi facilement ? Quelle est notre part de responsabilité collective ? Pourquoi nos sociétés sont-elles autant accros à la pornographie ? Et puis dans quelle mesure la pornographie peut-elle traumatiser les enfants et déformer la vision de la sexualité chez les adolescents ? Quels sont les effets néfastes à moyen et long terme ? Enfin, quelles armes fournir aux parents pour les aider à les détourner de ce tsunami pornographique qui façonne violemment les imaginaires ? Quelle vision alternative de la sexualité peut-on leur proposer ?
Éléments de réponse avec, au micro d'Ali Rebeihi :
- Gérard Bonnet, psychanalyste, enseignant et chercheur, membre de l'Association psychanalytique de France
- Anne Révah-Lévy, pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'université Paris-Diderot, cheffe de service à l’Hôpital d’Argenteuil
- Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, membre de l'Académie des technologies
- Maïa Mazaurette, journaliste, auteure, peintre et chroniqueuse sexe
- David Groison, directeur des titres ados de Bayard Jeunesse (Okapi, Phosphore, I love English, We Demain 100% Ado), auteur et journaliste
Retrouvez ci-dessous des extraits de l'entretien
La pornographie est-elle une agression sexuelle sur mineurs ?
C'est la thèse de Gérard Bonnet, qui explique dans son livre :
Les adultes agressent les personnes les plus sensibles en leur infligeant la vision de leur sexualité génitale de la plus triviale façon et de la façon la plus directe possible.
Anne Révah-Lévy nuance : "Je pense qu'il faut faire attention au vocabulaire : une agression sexuelle sur un mineur, il y a des actes qui sont posés. Là, quand on parle de la visualisation de films, on se pose l'effet de la question de l'effet de regarder. Et en effet, il peut y avoir une violence quand on voit des images qu'on ne comprend pas forcément, mais il faut bien se représenter un âge où les seules questions qui se posent, c'est qu'est-ce que c'est la sexualité, comment ça marche, avec qui ça se fait... Le problème, c'est qu'on est dans une société où il y a un défaut d'espace pour les prépubères et les adolescents pour parler de tout ça. Et après, ils sont obligés de se débrouiller tout seuls avec ce qu'on leur propose".
Gérard Bonnet : "Au niveau psychique, c'est à dire dans la sphère que nous n'atteignons pas directement mais qui se joue dans l'esprit de l'enfant, ça revient au même quant aux effets à long terme, et d'autant plus qu'on ne s'en rend pas compte. On se dit "Après tout, ce sont des images, ça va passer". Or, je le dis parce que j'ai entendu des adolescents et jeunes adultes, et je vois bien qu'ils ont été saisis à la partie d'eux mêmes qu'ils ne contrôlent pas : ils ont été un peu "kidnappés" dans leur âme, c'est à dire dans ce qui est le plus fort. L'inconscient est sexuel. L'inconscient est en recherche d'une jouissance à n'importe quel prix. Et voilà que tout à coup, on les fait vibrer de ce côté-là. Et c'est vrai qu'ils vibrent, ça peut devenir une addiction pour certains".
Maïa Mazaurette : "Ça nous met face à un paradoxe : à la fois, quand on pose la question aux jeunes eux-mêmes, ce que Le Figaro a fait en 2017 :
59% des jeunes trouvent qu'ils ont été exposés trop tôt à la pornographie, et donc vous donnent absolument raison.
Et en même temps, ces jeunes qui disent le plus souvent tomber par hasard sur de la pornographie, ont aussi envie de la rechercher. Donc on est dans une question d'attraction / répulsion qui rend la chose encore plus désirable. Parce qu'à force de mettre des obstacles, nous, en tant que parents ou en tant qu'adulte, on renforce quelque part le désir de voir ce qu'on nous cache à tout prix".
Serge Tisseron :
On parle d'agression sexuelle pour les images pornographiques, il faut comprendre qu'elle n'est pas, quand même, semblable à une agression sexuelle physique.
L'écran est quelque chose qui nous confronte à des représentations bouleversantes, voire même sidérantes. Mais en même temps, l'écran est quelque chose qui protège relativement. Donc, si on parle d'agression sexuelle, il faut considérer que l'on peut avoir plusieurs natures, plusieurs degrés".
Réfréner des pulsions, n'est-ce pas l'antithèse de la psychanalyse ?
Gérard Bonnet : "C'est ce qu'il y a de paradoxal et qu'on a du mal à comprendre. Freud a construit toute sa théorie dans un contexte où, au contraire, la sexualité était masquée, étouffée - ce qui ne veut pas dire qu'elle était parfaite, mais qu'il fallait libérer. Il fallait parler, justement.
Maintenant, on est parti dans un système exactement inverse où il faut montrer, sans se rendre compte qu'on est sur un versant contraire où cet excès, dans la démonstration et la monstration donne lieu à des stéréotypes ("il faut faire comme ceci, comme cela, sinon t'es pas un homme / une femme").
Et puis surtout, on étouffe la créativité. L'amour, ça se crée, ça s'invente. Chacun, avec son histoire, avec sa façon de sentir, avec sa plus profonde sensibilité. Il faut vraiment que, rencontrant l'autre, je ne sois pas à me dire "il faut que j'agisse de telle ou telle façon", mais je sens comment je vais pouvoir la rencontrer par le meilleur de moi-même. Et bien sûr, le sexe en est un moyen. Mais le sexe n'est pas du tout seulement l'organe, mais ma façon de toucher, de parler, de rencontrer...
Il y a tout un monde à mettre en place et le malheur, c'est qu'on réduit la rencontre à une mécanique des sexes. Et ça, c'est justement l'envers de ce que Freud voulait, mais qui aujourd'hui, encouragé par tous les moyens audiovisuels, a tendance à s'imposer.
La question des représentations audiovisuelles de l'amour en général
Serge Tisseron : "Les adolescents, quand ils ont fait leur puberté, cherchent des modèles sexuels. Je crois qu'il faut aussi replacer la question des images pornographiques dans un cadre plus général qui est celui des représentations de la rencontre amoureuse, de la relation amoureuse : aujourd'hui, vous le savez, on redécouvre des vieux films qui passaient pour être des chefs d'œuvre du cinéma, qui en sont d'ailleurs, mais qui mettent en scène, on s'en aperçoit aujourd'hui avec le recul, des modèles sexuels extrêmement machistes, violents vis-à-vis des femmes, misogynes, etc. Donc, après la puberté, il faut vraiment replacer la question de la pornographie dans un cadre de l'audiovisuel en général.
Maïa Mazaurette rebondit : "C'est intéressant de poser la question du cadre audiovisuel parce qu'il n'y a pas beaucoup de contre-discours possibles, notamment depuis #meToo.
On s'est aperçus (il y a des statistiques sur la question) qu'il y avait de moins en moins de nudité et de scènes de sexe dans les films qui ne sont pas pornographiques. Du coup, les enfants qui veulent essayer de comprendre à quoi ressemble ce grand mystère ne savent plus vraiment où se tourner, à part vers la pornographie.
Et le problème est encore compliqué par le fait qu'aujourd'hui, quand on produit un film, il faut le vendre à l'international (la Chine, l'Inde, la Russie...) et que cela réduit drastiquement le nombre de choses qu'on peut montrer à l'écran - et c'est un problème pour la liberté des artistes et pour les enfants".
Pas seulement des représentations… on parle aussi des actions
Maïa Mazaurette :
On sait qu'il y a 44% des jeunes qui ont regardé de la pornographie, qui vont essayer de reproduire les positions ou les actes qu'ils ont vus.
Et en 2019, la BBC a fait une étude en Angleterre sur les femmes et ce qu'elles vivaient dans leur sexualité, et il y avait plus d'un tiers des Anglaises (la situation à mon avis n'est pas très différente en France), qui de manière non consensuelle, ont été giflées, étranglées ou se sont fait cracher dessus pendant les rapports sexuels. On est à 38% précisément. Donc, ce n'est pas seulement des films".
"Le plus préoccupant, c'est les enfants prépubères"
Serge Tisseron :
Pour les enfants plus jeunes, il faut le dire : c'est la catastrophe. La plupart d'entre eux ne cherchent pas des images pornographiques. Ils tapent un nom sur Internet, classiquement "Bambi", "Blanche-Neige", "Cendrillon", et ils tombent sur une séquence pornographique. Et là, c'est une violence terrible.
C'est une violence d'abord parce qu'ils ne s'y attendaient pas. Il y a eu une irruption, évidemment de l'image, mais aussi une irruption de leurs émotions face à des choses qui sont totalement inattendues.
Deuxième chose : il faut comprendre que quand un adulte regarde des images pornographiques, il s'imagine à la place du héros. En général, c'est des hommes, qui s'imaginent à la place du personnage masculin pour lequel tout est facile, les femmes disent toujours oui, etc. (Le modèle traditionnel de la pornographie, hélas !) Mais un enfant lui, va voir qui, sur l'écran, quand il voit des images pornos ? Il va voir ses parents. "Est-ce que mes parents font ça ?" Et ça c'est complètement ravageur par rapport à la représentation de l'enfant.
Et puis, troisième chose : "violence" aussi parce que l'enfant n'a personne à qui en parler. Très souvent, il est tellement malmené qu'il a honte. Il se dit "Mais si j'en parle, on va m'accuser d'être allé les chercher". Et du coup, il n'en parle pas. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'au moment où l'enfant voit des images pornographiques, c'est un trauma : ça lui rentre dedans et après, il va continuer à y penser et le traumatisme va devenir interne. Et ça va pouvoir perturber ses apprentissages, sa vie sociale, parce que ça va continuer à être agissant à l'intérieur de lui.
Il y a une violence fantastique, terrible, terrifiante. Il y a un état de sidération de l'enfant jeune qui est confronté à des images pornographiques. Ça, c'est certain.
L'effet viral de la pornographie
Serge Tisseron : "Je voudrais d'abord dire qu'il ne faut pas se fier à l'environnement protégé que certains parents ont l'impression de créer pour leurs enfants.
Si un enfant regarde un dessin animé que les parents lui ont mis sur YouTube, il peut très bien y avoir, au milieu, des images pornographiques introduites par un pervers qui a transformé ce petit dessin animé et l'a remis sur YouTube. Il faut beaucoup se méfier de ça.
Et aussi, très vite, quand l'enfant grandit, il veut aller chez des copains, faire un anniversaire, etc. Et il faut bien comprendre que si un enfant voit des images pornographiques, ça le bouleverse tellement que la première chose qu'il va faire, c'est de les montrer à ses copains pour vérifier que ses copains sont autant bouleversés que lui et que donc, il n'est pas anormal, lui, d'avoir été autant bouleversé. Il y a un effet viral de la pornographie.
La sexualité, c'est une force incroyable. Du coup, ces images vont être aspirées, en quelque sorte, par ses préoccupations sexuelles - parce que les enfants aussi ont des préoccupations sexuelles, mais elles sont très différentes de celles des adultes. Ces images vont trouver un point d'appui à l'intérieur de lui et occuper tout l'espace. Et elles vont l'empêcher de penser à une autre forme de sexualité que celle qu'il a vue dans les images qui se sont imposées à lui. Il va avoir tendance à penser "Bah voilà, c'est comme ça qu'on se comporte quand on est adulte", "C'est donc ça, être adulte". Donc ça risque de le travailler pendant des années".
Être confronté à la sexualité pornographique par hasard quand on est petit, c'est accroître beaucoup le risque d'aller la chercher après, quand on est encore petit, et puis, encore plus en étant adolescent, comme une manière d'essayer d'apprivoiser ces images.
Quelques conseils pour les parents
- Sortir d'une certaine innocence
Gérard Bonnet : "Ça m'a beaucoup frappé dans des consultations : ce qui est étonnant, c'est que les parents ne se rendent absolument pas compte. Ils ont beaucoup de mal à comprendre que ça peut arriver à leurs enfants : "Le mien, il ne s'intéresse pas à tout ça". Alors que le problème, je crois qu'il faut le souligner, c'est qu'on s'aperçoit que les victimes ont hésité très longtemps à parler, parce que les parents n'étaient pas à l'écoute.
Il faut vraiment qu'au niveau des adultes en général, mais des parents bien sûr en particulier, il y ait une prise de conscience qu'aujourd'hui, leur enfant est exposé à ce problème et que c'est de leur devoir d'être vraiment à l'écoute et de dire de temps en temps "Quand tu regardes quelque chose qui te fait peur, parles-en". D'essayer de trouver un moyen pour que la parole se libère. Parce qu'inévitablement, on voit nos enfants sur un mode positif, "Ça ne peut pas arriver au nôtre", alors que tout le monde peut y passer aujourd'hui - même les enfants les plus protégés".
- Clarifier sa propre position vis-à-vis de la pornographie
Anne Révah-Lévy : "Le premier enjeu, c'est que les adultes clarifient leur propre position vis-à-vis de la pornographie. Parce que pour pouvoir s'adresser à ses enfants, il faut déjà avoir à l'intérieur de soi une représentation claire de "C'est violent / ou pas", "Ça parle de quoi", "Ça s'adresse à qui ?" , "Est-ce que moi, enfant, je peux m'imaginer être confronté à de telles images ?".
On le voit bien quand il s'agit de parler de sexualité en milieu scolaire, il y a des parents qui s'agitent en disant "Mais on va faire un appel à des comportements sexuels, à promouvoir la sexualité chez nos enfants qu'on veut maintenir dans un bain extériorisé à tout ça". On voit que ce sont les adultes qui entravent la possibilité de discuter de toutes ces questions par leur propre position interne, qui ne sont pas clarifiées.
Donc, tant qu'on n'aura pas entre nous, pour nous, vis-à-vis de nous mêmes, une position un peu juste qui prenne en compte les besoins des enfants (c'est quoi la limite pour les enfants ? Est-ce que c'est vraiment un enfant, là où il en est de son développement? Quel est le rapport avec la sexualité des adultes?) comment vous voulez qu'on accueille la parole des enfants qui sont confrontés aux images pornographiques? Ce n'est pas possible".
- Instaurer un climat de confiance sur la question
Maïa Mazaurette : "Si vous êtes parent, moi, ce que je recommanderais, c'est ne pas essayer d'avoir LA conversation sur la pornographie avec vos enfants. Parce que dans ce cas là, la confiance n'a pas encore eu le temps de s'instaurer entre vous. Ce qu'il faudrait, paradoxalement, c'est protéger un petit peu moins vos enfants quand il y a des scènes un peu olé-olé à la télé, quand on a le réflexe de vouloir changer de chaîne, de ne pas forcément planquer les livres dans lesquels il y a des scènes de sexe dans votre bibliothèque… Plus l'enfant a été exposé à des conversations, à des contenus avec ses parents, plus il aura des facilités à poser des questions".
- Utiliser les ressources qu'on a déjà en tant que parent
Maïa Mazaurette : "On sait très bien parler des films d'horreur, par exemple. On peut en dire "Là, il y a des effets spéciaux" par exemple. Et il y a bien sûr des effets spéciaux dans la pornographie, des manières de filmer...
En tant que parents, vous savez déjà expliquer les images aux enfants. Il faut juste apprendre à le faire avec le sexe.
- S'appuyer sur des médiations
Serge Tisseron : "C'est très compliqué pour un parent d'aborder ces questions, c'est bien évident. Il faut absolument s'appuyer sur ce qu'on appelle des médiations, c'est-à-dire des livres, parce que le film ça passe vite. Il y a beaucoup de livres dans les bibliothèques qui sont consacrés à l'éducation, à la sexualité des enfants. Il faut que les parents les utilisent parce que ça permet de médiatiser la rencontre et de montrer à l'enfant que ce que le parent dit, ce n'est pas seulement ce qu'il pense, c'est aussi ça aussi une réalité sociale.
- Quelques sites et références
Il existe le site jeprotegemonenfant.gouv.fr pour lutter contre l'exposition des enfants à la pornographie en ligne. Vous y retrouverez des vidéos explicatives, des tutoriels ou encore des liens vers des applications de contrôle parental.
Sexotuto, une série produite par Maïtena Biraben mise en ligne gratuitement sur Lumni.fr . M14 : Toutes les réponses sur le plaisir, mais aussi les règles amoureux, la puberté ou la pornographie. (épisodes de 5 mn)
Les adolescents peuvent lire avec profit le livre de Maïa Mazaurette :
La vulve, la verge et le vibro : les mots du sexe selon Maïa.
Maïa Mazaurette qui d'ailleurs aura ici le mot de la fin :
La solution, ce n'est pas de parler moins de sexe, c'est de parler plus et mieux de sexe.
Le reste à écouter...
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