Ce jeudi 11 novembre, Hubert Germain a rejoint le dernier caveau de la crypte du Mémorial de la France combattante au Mont Valérien. Il était l’ultime survivant des Compagnons de la Libération. Est-ce à dire que le temps des témoins est terminé, et que commence celui des historiens ?
- Paulin Ismard Professeur d'histoire grecque à l'Université d'Aix-Marseille
- Laurent Douzou Professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Lyon, spécialiste de l'histoire et de la mémoire de la France des années noires, biographe de Lucie Aubrac.
Le général de Gaulle n’avait pas souhaité proclamer le rétablissement de la République puisque, pour lui, celle-ci n’avait jamais cessé d’être. Tel est le « mensonge sacré des patriotes », qui donne sa majuscule au grand nom de Résistance. Comment en écrire l’histoire ? Tâche difficile, assurément, qui doit naviguer entre vérité et mensonges, témoignage et archives, enquêtes et mémoire. Les historiens du futur, c’est nous aujourd’hui. Le jeudi 11 novembre 2021, Hubert Germain a rejoint le dernier caveau de la crypte du Mémorial de la France combattante au Mont Valérien, qui lui était réservé en tant qu’ultime survivant des Compagnons de la Libération. Est-ce à dire que le temps des témoins est terminé, et que commence celui des historiens ?
Pour le comprendre, nous allons nous intéresser à l’avant-dernier compagnon de la Libération, mort il y a un an, presque jour pour jour, à 101 ans. Il s’agit de Daniel Cordier.
Nous en parlerons avec Laurent Douzou, historien de la Résistance, rejoint dans la seconde partie de l’émission par Paulin Ismard, dont les entretiens avec Daniel Cordier ont donné lieu, en 2013, à ce beau livre, De l’Histoire à l’histoire. Comment l’histoire peut perdre sa majuscule au moment où la Résistance la conquiert ? Comment un témoin se fait historien, avant de redevenir témoin de la manière dont il est devenu historien ?
Extraits de l'entretien
Le temps des témoins est terminé, s'ouvre celui des historiens...
Laurent Douzou : "Le 20 octobre 1944, on crée une Commission d'Histoire de l'occupation et de la libération de la France. Alors qu'à cette date-là, on a en France autre chose à faire. C'est très étrange."
Le futur a déjà commencé
LD : "Le futur a déjà commencé. Dans une France détruite on créé cet organisme, car on a l'impression que, s'agissant d'une histoire clandestine, on n'arrivera pas à l'écrire, si très vite, on n'essaye pas de trouver des archives écrites, et si on ne débute pas une vaste collecte de témoignages oraux. On confie cette tâche à un historien médiéviste de très grand renom : Édouard Perroy."
Une méthode rigoureuse
LD : "Édouard Perroy a réfléchi. Il s'est demandé comment être aussi rigoureux que possible. Il a eu l'idée de recueillir chaque témoignage in extenso, mais de le reproduire à la troisième personne et de l'accompagner d'un petit chapô introductif destiné à caractériser le témoin. Une démarche qui démontre sa distance critique.
Ce n'est pas quelqu'un qui va recueillir une parole sacrée. C'est une personne qui pense que cette parole est importante, mais qu'il faut la critiquer.
Une histoire contemporaine écrit par des historiens spécialistes d'autres périodes historiques
LD : "Aujourd'hui, l'histoire contemporaine est dominante. Mais à ce moment-là, elle n'est pas vraiment légitime. Ce sont des historiens d'autres périodes qui vont engager les recherches sur la Résistance. Comme c'est une histoire illégitime au départ, elle doit faire ses preuves.
Henry Perroy a passé la main en 1947 à Henri-Michel qui va présider toutes les études sur la Résistance de 1951 à 1978. Il se rend compte que les universitaires ne veulent faire pas de thèses sur l'histoire de la Résistance et plus généralement, sur l'histoire de l'Occupation.
Il va essayer de convaincre des collègues qui ont des chaires dans les universités de d'accepter de diriger des thèses. Et il recrutera des enseignants du second degré volontaires et en fait des correspondants départementaux du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Et c'est avec ce double dispositif que, petit à petit, on va voir des thèses s'accomplir. La première vraie thèse sur l'histoire de la Résistance faite par la génération qui n'a pas été actrice de la guerre, est celle de Dominique Veillon, en 1975, sur le mouvement Franc-tireur.
Documents vs témoignage
Pascal Copeau, l'un des principaux responsables de la Résistance intérieure : "Les sigles que vous utilisez savamment sont trempés du sang de nos camarades morts au combat"
LD : "Geneviève de Gaulle en 1946, disait que ce serait très difficile d'écrire cette histoire-là avec Le sang froid de l'historien.
En 1974, l'intervention de Pascal Copeau est très intéressante parce que ça fait trente ans qu'on travaille sur l'histoire de la Résistance. Les chercheurs sont pour la plupart des résistants qui se sont mués en historiens, ou qui étaient par ailleurs historiens. Or, ce qu'on leur dit 30 ans plus tard, c'est "Vous avez beaucoup de connaissances livresques, vous êtes très érudit, mais ce n'est pas ça, la Résistance."
Cela montre que le problème n'est pas d'avoir été acteur ou non. Le problème est que quand vous êtes historien, vous ne pouvez pas restituer le passé dans sa passion originelle.
Vous êtes obligé de bâtir des grilles d'intelligibilité. Et cela crée une distance entre la passion avec laquelle les acteurs et actrices ont vécu et le récit que vous vous faites."
L'opposition archive contre témoignage ressurgi en 1977
LD : "L'archive contre le témoignage apparaît dramatiquement le 11 octobre 1977 à la deuxième chaîne de la télévision française lors des Dossiers de l'écran consacrés à Jean Moulin. Daniel Cordier s'énerve pour défendre le Résistant accusé de communisme par Henry Frenay, historien, et ancien compagnon de la Libération.
Ce jour-là, le secrétaire particulier qui s'était imposé le silence est obligé de rentrer dans l'arène. Et c'est ce jour-là qu'il décide de devenir historien.
Ce qui est troublant lors de cette émission c'est que Cordier fait état de documents qu'il détient dans ses archives privées. Et ce n'est pas un mauvais reproche que de lui demander de pouvoir étudier ces documents. Cordier travaille souterrainement, écrira-t-il plus tard, de 1978 à 1983. En particulier, il s'occupe justement de classer et organiser ses archives."
Puis arrive le grand moment Cordier
LD : "Un grand colloque se tient le 9 juin 1983 sous l'égide de l 'IHTP (Institut d'Histoire du Temps Présent). Il est dirigé par François Bédarida. Cordier parle et les historiens (René Rémond, Jean-Pierre Azéma…) le consacre de manière spectaculaire comme un historien qui sort du témoignage et rentre dans l'histoire.
Avec une force extraordinaire parce que Daniel Cordier est un acteur qui déclare hautement et fortement que le témoignage doit être recueilli, récusé et que seule la source écrite est fiable."
Paulin Ismard : "Dans Jean Moulin, la République des catacombes Cordier évoque son vrai sujet : non pas la Résistance en général, mais celle des chefs. Il étudie le rapport entre les mouvements de la France Libre. Et les chefs qui n'étaient pas tendres entre eux. Ils ne pouvaient débattre à aucun moment. Donc, évidemment, les rapports étaient très tendus. En plus, ils discutaient de questions qui engageaient des vies. Donc, il est normal que ces gens se soient de temps à autre vertement engueulés."
LD : "Daniel Cordier avait la foi du charbonnier, une espèce de rage de tout dire. Il voulait être exhaustif sur tous les éléments. Il prend Jean Moulin à sa naissance et le suit pas à pas. Le lecteur n'ignore rien de sa voie.
Son attitude est néo-positiviste. Il sait que Moulin a des ennemis. Et l'enjeu dépasse de beaucoup la seule personne du chef de la Resistance.
Il y a un ton Cordier que l'on ne retrouve pas dans les autres ouvrages. Pourtant, il y en a des milliers sur l'histoire de la résistance.
Lui est à à la confluence de l'histoire et de la mémoire. Il se sert constamment de ce qu'il a compris de la clandestinité en s'appuyant sur des archives écrites. Donc, il pratique un amalgame très subtil. Le réduire à quelqu'un qui ne comprend que les archives écrites, à mon sens, c'est ne pas comprendre ce qu'il a voulu faire."
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Bibliographie
- Laurent Douzou, Le moment Daniel Cordier. Comment écrire l’histoire de la résistance ?, Paris, CNRS Editions, 2021.
- Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance, 1940-1944, Paris, Seuil, 2020.
- Daniel Cordier, Jean Moulin. La République des catacombes, Paris, Gallimard, 1999.
- Daniel Cordier, Alias Caracala, Paris, Gallimard, 2009 et La victoire en pleurant. Alias Caracala 1943-1946, Paris, Gallimard, 2021.
- Daniel Cordier (avec Paulin Ismard), De l’Histoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 2013.
- Jacques Lecompte-Boinet, Mémoires d’un chef de la résistance. Zone nord, Alger, Londres, Paris, Paris, éditions du Félin, 2021.
- Raphaël Metz, Louise Moaty, Simon Roussin, Des vivants, Paris, éditions 2024, 2021.
- Claire Andrieu, Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945, Paris, Tallandier, 2021.
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