

Un jour, on cesse de se poser des questions d’enfant. Pas parce qu’on a trouvé la réponse, non. Mais simplement parce qu’on s’est lassé de la chercher. Alors insistons un peu. Pourquoi les Romains ne parlent-ils pas romain ?
- Florence Dupont latiniste et helléniste française. Professeure émérite de littérature latine à l'université Paris-Diderot,
À cette question, le professeur va répondre bien sagement : ils parlaient latin, mais ce n’était pas tout à fait leur langue, plutôt celle de l’apparat, du pouvoir, la langue solennelle qu’on impose aux citoyens de l’empire. Oui mais alors, dans ce cas, l’élève récalcitrant n’a pas tort, ce n’est pas vraiment une langue. « On ne s’étonnera jamais assez que la langue des Romains ait été le latin — c’est-à-dire une langue dont le nom signale qu’elle ne leur était pas propre ».
Ce sont les mots de Florence Dupont, éminente spécialiste de l’Histoire littéraire de Rome — tel est le titre de la somme, impressionnante et enthousiasmante, qu’elle a publiée l’année dernière chez Armand Colin. Et elle ajoute : « Rien de nécessaire dans les “lettres latines” et rien d’originel dans le latin ».
Peut-être est-ce cela le secret d’un rapport vivant, indiscipliné au savoir : l’art de poser des questions d’enfant à son érudition, fut-elle immense, cette façon un peu butée de tenir tête. « Allez le latin on y va » dit la maîtresse avec entrain — c’est vrai qu’il faut se donner un peu de courage, mais faites-moi confiance : avec une telle guide, le voyage est ébouriffant. On en perd son latin dans “Histoire de”. Et puisque le sous-titre de l’ouvrage de notre invitée est De Romulus à Ovide. Une culture de la traduction, nous inviterons dans la seconde moitié de l’émission Marie Cosnay, une traductrice qui elle aussi fait des histoires, rejointe par notre sociétaire du jour, Paulin Ismard
Florence Dupond est autrice de très nombreux livres, traductrice du grec et du latin, notamment des auteurs de théâtre Sénèque en 2012, Plaute en 2019 et cette attention à la performance théâtrale, elle est cruciale dans son approche. Pour elle, un texte antique n'est pas fait pour être lu, mais pour être joué, et l'interprète moderne que nous sommes doit lui-même jouer avec ces significations puisque la langue latine ne détermine aucunement une référence une et indivisible. Le sens du jeu, de la réinterpétation libre, dans son travail d'historienne de la langue, telle qu'elle avait pu le faire dans la cadre d'une traduction des tragédies de Sénèque, ce n'est au fond que ce qu'ont fait "les Latins" 2000 ans plus tôt, car la traduction sert à transformer la langue d'arrivée et non pas à donner accès à un texte dont le sens est peut-être perdu ou n'était absolument pas le même que le langage employé originellement au moment où l'évènement même a été vécu puis retranscris.
Rome fut une perpétuelle traduction
Dans ce livre, on redécouvre plein de choses qu'on croyait plus ou moins savoir et qu'on concevait comme quelque chose d'évident, alors qu'il n'en est rien, si ce n'est que le Latin a été conçu comme une langue qui n'en était pas une et qui qualifiait en réalité un ensemble bien plus hétéroclite et diversifié qu'on le prétend. Elle décrit de Romulus à Ovide, une culture de la traduction. Un moyen de réfléchir aussi sur ce qu'est la traduction en général. Elle raconte que "Rome fut une perpétuelle traduction depuis le Grec, au point qu'il faut considérer que la langue, la grammaire latine n'existe pas en tant que telle, mais elle découle d'une construction artificielle, d'un jeu culturel qui a permis à Rome de se démarquer des Grecs".
Pas de littérature, pas de Latin sans le Grec
La chercheuse considère qu'il faut parler avant tout des lettres latines en tant que traduction latine des lettres grecques : "La littérature telle que nous la connaissons est une institution, un concept tout droit hérité de la fin XVIIIe et du XIXᵉ siècle. Avant, il y a avait ce qu'on appelait "Les belles lettres" et, bien avant encore, à l'époque de Rome, il n'était pas question de "Littérature" comme institution, mais de "Littérature latine". La formule est calquée sur les "Lettres grecques", parce que tout ce que nous connaissons comme littérature latine a été le résultat d'un transfert volontaire, décidé à partir du IIᵉ siècle av J-C, de tout ce qui constituait le corpus culturel (désormais traditionnel depuis le IVᵉ siècle av J.-C.) des Grecs et de tous ceux qui se rattachaient volontairement à la culture grecque".
Par le Latin, les Romains ont voulu s'affirmer comme des Grecs pas comme les autres
Il nous faut remonter à la fondation de Rome, la fondation d'une ville soi-disant grecque, dans laquelle le grec y demeurait la langue de la culture, la langue des plaisirs. Seulement, voilà, les Romains ont voulu s'affirmer comme des Grecs, mais pas comme les autres. Ils ont voulu créer leur propre littérature latine à côté des lettres grecques, non pas pour les remplacer, mais que leur langue existe parallèlement. Faire en sorte que le latin devienne "l'autre du grec" : "ce qu'aucun autre royaume ou peuple n'a fait dans la Méditerranée à la même époque. C'est la création de ce que les Romains appellent eux-mêmes "un autre Grec", susceptible d'entrer dans les loisirs, y compris de ceux de l'élite. Ce qui a été vraiment accompli avec la politique volontariste d'Auguste qui demande à des gens comme Virgile ou Horace de transférer la poésie grecque en latin. D'ailleurs, le terme de « Grec » n'a rien de Grec. On ne sait pas trop d'où il vient, mais il a été utilisé par les Romains pour définir une entité globale dont ils avaient besoin pour se démarquer et s'identifier en l'opposant à eux-mêmes"
Pour se définir comme "Latins", Rome invente la grécité de la Grèce
Florence Dupond invite à déconstruire la conception d'un prétendu "Latin originel", car elle estime que, en vérité, c'est tout un bilinguisme de l'Empire gréco-romain qui s'exprime dans l'une et l'autre langue. Les deux langages sont liés l'un à l'autre. En se définissant comme Latine, Rome, maîtresse du monde, s'approprie le monde grec dont elle est issue pour le renvoyer aussitôt à quelque chose d'extérieur, à une culture bien plus externaliste et hétéroclite qu'on le prétend aujourd'hui : "Tel un double mouvement d'altérité incluse et d'altérité exclue, Rome affirme que la façon de ne pas être grecque fut d'être latine, mais elle le fut toujours sur un modèle grec. Rome fut une perpétuelle traduction".
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BIBLIOGRAPHIE
- Florence Dupont, Histoire littéraire de Rome. De Romulus à Ovide, une culture de la traduction, Paris, Armand Colin, 2022.
- Florence Dupont, Rome, la ville sans origine, Paris, Gallimard, « Le promeneur », 2011.
- Florence Dupont, L’invention de la littérature : de l’ivresse grecque au livre latin, Paris, La Découverte, 1994.
- Ovide, Les Métamorphoses, traduction Marie Cosnay, Paris, éditions de l’Ogre, 2017.
- Marie Cosnay, Des îles. Îles des Faisans, 2020-2022, Paris, éditions de l’Ogre, 2023.
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