C’est l’histoire d’un petit rouquin, Un petit garçon, américain… Tâches de rousseur, visage poupin, au-dessus d’un corps de catcheur, trapu, teigneux, un peu râleur.
A 10 ans, c’est une star, Cody - connu à travers tous le pays. Pourtant personne ne l’envie. On ne sait pas ce qu’il s’est passé, la cigogne était-elle bourrée ? En tous cas elle s’est bien gourée d’adresse quand elle l’a déposé chez son père et chez sa belle-mère, avec sa sœur et trois demi-frères. Ici ça n’est pas que les parents n’aiment pas vraiment leurs enfants. Non, non, c’est juste qu’ils trouvent marrant de les transformer en jouets vivants. Et si en plus, on peut filmer, et puis poster, et partager, sur les réseaux, eh ben… bingo ! Exemple avec cette vidéo : les mômes font une tête bizarre, quand ils voient leur père défoncer, à coup de marteau leur console… C’était une fausse : qu’est-ce qu’on rigole ! Mieux : quand ils rentrent dans leurs piaules et voient que tout est saccagé, tout mis à terre, et tout cassé, leurs jouets, leurs livres, leurs affaires… Sur leur visage, de la stupeur, quand on parle des cambrioleurs, qui ont emporté avec eux, ce qu’ils avaient de plus précieux. La caméra en plan serré filme bien leurs visages inquiets, c’est maman qui la tient tout près, maman qui veut leur réaction, quand papa leur dira « mais non ! C’était une blague, que vous êtes bêtes ! Ah, c’qu’on est fun, einh, ma pépette ?? ».
Et hop les images postées, c’est bon pour la postérité. C’est que de semaine en semaine, le succès de ces vidéos grandit sur les réseaux sociaux. Les parents en font une chaîne sur YouTube et c’est une aubaine pour tous ceux qui aiment regarder quand les autres se font maltraiter. Fans de télé-réalité, bienvenue chez les Thénardier, 2.0, Victor Hugo tu peux te rendormir tranquille, on a trouvé une famille qui flatte nos instincts les plus bas, comme quand on était tous petits, qu’on faisait brûler des fourmis. Là, encore mieux qu’une bestiole, c’est des enfants, et on se gondole ! Surtout que le père sait y faire pour fidéliser une audience et tant pis s’il y a de la souffrance. Tant pis si l’espace d’un instant, ces cinq gamins, ses cinq enfants, ont vu leur monde s’écrouler, quand il les a tous rassemblés, pour leur avouer la vérité, leur raconter et sans broncher qu**’ils ont tous été adoptés**. On filme les regards stupéfaits, les mentons se mettent à trembler, les larmes vont bientôt couler. C’est le signal qu’attend la belle-mère pour se mettre à rire aux éclats, calée derrière sa caméra. Quoi c’est sadique ? N’importe quoi. Humoristique, et puis voilà.
Voilà que maintenant ils sont mille, et bientôt 750 000 à s’abonner, à se poiler, devant cet humour ravageur. Alors bienvenue aux annonceurs : eux aussi ont flairé la manne, sont donc prêts à donner de la maille. Les parents tyrans se frottent les mains et vont toujours un peu plus loin. Brimades, moqueries et coups en douce, faut que ça mousse, que ça buzze bien. Et comme c’est Cody le préféré, des internautes, le plus liké, c’est sur lui qu’on va s’acharner. C’est le plus petit, le plus fragile, celui qui a la larme facile. On adore quand sur les toilettes, il crie : « je t’en prie papa, arrête ! ». Et la fois où sur la moquette, il s’était fait pipi dessus, à force de hurler « j’en peux plus ». Roooh et le visage tuméfié, quand son grand frère l’avait poussé… Ah non, ça, ça n’est pas passé inaperçu : on s’est ému. C’est une star des réseaux sociaux, un certain Philippe Di Franco, qui a donné le coup de sifflet : la fin de partie avait sonné. Il a mené une campagne, à coup de vidéos lui aussi. Et alors comme par magie, tout le monde s’est enfin réveillé. Les mêmes qui avaient tant ri, on tous poussé des cris d’orfraie. On a alerté les médias, appelé des juges, des magistrats. Les parents se sont excusés, piteux, miteux, ils ont regretté. Une dernière vidéo postée pour dire comme ils s’en voulaient, et que maintenant ils espéraient, que Cody se fasse une belle vie. Trop tard, ils n’en sauront rien : la garde leur a été retirée. Cody est rentré chez sa mère, c’est elle qui l’a annoncé. Et en vidéo tant qu’à faire - pourquoi se priver d’un peu de lumière ? C’est l’épilogue d’un feuilleton où tout le monde aura pris sa part, tout le monde sauf le petit garçon, le petit garçon de cette histoire.
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