L’histoire d’un ravioli

Les emojis font l'objet d'une sélection rigoureuse par un groupe d'experts, ils doivent être visuellement similaires, tout en étant immédiatement compréhensibles (et ce sur la planète entière)
Les emojis font l'objet d'une sélection rigoureuse par un groupe d'experts, ils doivent être visuellement similaires, tout en étant immédiatement compréhensibles (et ce sur la planète entière) ©Getty - KEIJIRO KOMINE
Les emojis font l'objet d'une sélection rigoureuse par un groupe d'experts, ils doivent être visuellement similaires, tout en étant immédiatement compréhensibles (et ce sur la planète entière) ©Getty - KEIJIRO KOMINE
Les emojis font l'objet d'une sélection rigoureuse par un groupe d'experts, ils doivent être visuellement similaires, tout en étant immédiatement compréhensibles (et ce sur la planète entière) ©Getty - KEIJIRO KOMINE
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Pendant qu’on s’écharpe sur l’orthographe, qu’on s’arrache les cheveux avec des réformes et des contre-réformes, un autre type d’écriture pourrait mettre tout le monde d’accord…

C’est l’histoire d’un ravioli...

Un ravioli en deux D, juste dessiné, une figure, un croquis. C’est un emoji, un smiley… Une frimousse, dans le journal officiel - celui qui nous dit aussi d’écrire « courriel », à la place de mail…Un emoji, c’est une petite tête qui sourit ; une autre qui rougit, elle fait du charme ; une autre encore qui rit, entre deux larmes ; et même une qui fume du nez, oui madame ! En tout, on a 1700 petits pictogrammes qui forment une ponctuation, permettent l’évocation, soulignent nos émotions, sur le moindre texto, le moindre message posté sur les réseaux sociaux. C’est un langage sans mot, ça réchauffe un écrit, ça pimente un récit et pour ceux que l’orthographe répugne, c’est du pain béni, c’est pratique, c’est raccourci. C’est du para-textuel, c’est de l’universel. Et c’est donc, un ravioli, aussi. Il est blanc, celui-ci. Il sourit, c’est plus joli.

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Ce ravioli, c’est celui de Jennifer Lee. New-yorkaise, ex-journaliste au New York Times, un midi elle pianote, elle textote. Echange de SMS pendant qu’elle mange, avec une amie graphiste - déjeuner partagé par clavier interposé.

La graphiste : « Ca va ? »

La journaliste : « Oui et toi ? »

La graphiste : « Tu fais quoi » ?

La journaliste : « Je mange, là ».

« Oui, mais tu manges quoi ? »

(…)

Hum, un blanc, c’est gênant. Tête baissée sur son clavier, Jennifer cherche le bon smiley… Elle trouve un poulet, oui ; un burger, aussi ; des frites, de la bière et même une paire de sushi. Mais pour le ravioli, rien, pas un dessin. Bigre, c’est un bug. Ou gloups, c’est un gap. En tous cas c’est un manque, un raté. Jennifer veut le combler. C’est promis, c’est juré, il y aura, grâce à elle, des raviolis dans notre alphabet et notre panoplie d’emoji n’en sera que plus belle. Aussitôt dit : Jennifer partit à l’attaque – comme David s’élança sur Goliath.

Jennifer met le cap sur San Francisco, la baie… Non, plus exactement la Silicon Valley - là où, dans le plus grand des secrets, se réunissent quatre fois par année, des hommes triés sur le volet. Ingénieur surdoués, linguistes sur-diplômés… Tous sélectionnés par les géants du secteur, d’Apple, à IBM, en passant Twitter.

Leur mission ? Analyser, scruter, évaluer nos écritures, en tirer la ligne la plus pure, harmoniser nos caractères. Ils doivent être visuellement similaires, pour être immédiatement compréhensibles et ce sur la planète entière, si possible. Experts entre autres, es emoji, les sages forment une académie. Ultra-fermée, verrouillée mais qu’importe, Jennifer veut y aller. Et son ravioli, va y entrer, quoi qu’il puisse en coûter.

75 dollars, c’est le prix. Pour devenir membre, pour comprendre. Pas pour voter, non, pour observer. Comment monter un dossier, comment convaincre l’assemblée d’ajouter un smiley dans nos claviers. Attention, c’est très compliqué. Chaque nuance sera discutée, chaque détail ausculté.

Tenez, la boîte de lait : rejetée. Trop américaine, a-t-on jugé. On lui a préféré un verre rempli à moitié. Le haricot, lui, vaut mieux oublier. Caractère suspendu, toujours pas intégré : il y a six type de haricots, faut dire. Alors, lequel choisir ? L’Académie n’a pas tranché. Pour le keffieh et le hijab, c’est pire, elle s’est déchirée. Fallait-il représenter une femme voilée ? Liberté d’expression, liberté de culte, oui mais, dans le langage informatique, on se veut œcuménique. Alors Dieu, on en fait quoi ? On lui met de la barbe ou pas ? Pour l’instant, on ne sait pas. C’est malheureux, mais c’est comme ça : l’universel reste une utopie, même au pays des emojis…

Jenifer Lee en prend bonne note, elle suit… Une réunion par semaine et le soir, elle écrit. Elle corrige, elle reprend, elle polit son argumentaire, sa défense du ravioli. Elle doit : montrer sa force émotionnelle, convaincre de son potentiel. Etablir des graphiques, dérouler l’esthétique, raconter l’historique. Plus ça remonte loin, plus ça convainc. Ca tombe bien, elle en a retrouvé un, sur la route de la soie, un ravioli chinois, fossilisé par endroit, il a moins 700 ans, ça le pose là. Aujourd’hui, le dossier est bouclé. Les sages l’ont sous le nez, sur la table. Est-il indispensable ? Réponse, cet été. Alors vous tous, surveillez vos claviers.

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