

Ce sont deux des plus éminents penseurs du XVIe siècle. Les deux magistrats se rencontrent en 1558 et nouent une grande histoire d’amitié qui s’achève avec la mort de l'auteur de "La servitude volontaire" en 1563. Un premier chef d'œuvre qui en a conditionné un second : les "Essais" de Montaigne.
Les deux grands penseurs du XVIe siècle
La rencontre d'Étienne de La Boétie et de Michel de Montaigne ? En 1557 dans une fête à laquelle assistent les membres du Parlement de Bordeaux. La Boétie en est un conseiller bien établi alors que Montaigne, venu d'une juridiction plus modeste, à Périgueux, y est à peine accepté.
La différence d'âge entre les deux hommes ? 27 ans pour La Boétie, 24 pour Montaigne. Le premier, déjà marié à cet âge, juge le second, toujours célibataire, trop dissipé. Montaigne est encore dans la dépendance de son père qui voit en La Boétie un bon garde-fou pour son fils.
Les travaux et les jours ? Les deux hommes vont se trouver d'emblée dans une telle intimité qu'ils ne sentiront plus les coutures de leurs âmes.
Néanmoins ils ne siégeront pas si souvent ensemble à Bordeaux, chacun étant souvent appelé à l'extérieur, La Boétie notamment pour deux missions de concorde en cette période troublée des guerres de religion. Mais l’éloignement n’est pas nécessairement une entrave au partage.
Leurs œuvres ? Avant de rencontrer La Boétie, Montaigne avait lu son « Discours sur la servitude volontaire » qui circulait en versions manuscrites. Montaigne promit d'en faire le cœur battant de ses « Essais ». Finalement, il ne le publia pas mais dans le livre 1, il célébra l'amitié. Bien auparavant, en 1570 il avait longuement décrit les derniers moments d'Etienne dans une « Lettre à son père sur la mort d’Etienne de la Boétie », en 1570.
La mort de La Boétie ? En août 1563. Montaigne, en lui assurant des obsèques sans fin, assura sa survie mais dans les conditions qu’il avait organisées. Celui qui survit dans un couplée devient un peu le propriétaire de l'autre, disparu. Plus tard en 1592 il avait l'âge d'être le père de La Boétie. Tous deux sont restés catholiques, c'est Montaigne qui est mort en écoutant la messe dans sa chambre.
Comment se sont-ils rencontrés ?
Dans l'œuvre de Montaigne, demeure La Boétie, mort à 32 ans, au bout d'une agonie dont Montaigne a consigné chaque moment dans le détail dans une lettre à son père, et qui permet aujourd'hui à l'histoire de mesurer combien cette relation amicale a pu nourrir la puissance de ses "Essais". D'ailleurs, pour savoir qui pouvait être La Boétie, nous ne disposons que du témoignage de Montaigne, qui n'en dessine seulement qu'une silhouette.
Montaigne nous apprend que leur rapprochement a pris commencement seulement six ans avant la mort de La Boétie. Les deux jeunes hommes appartenaient certes au même milieu, ils étaient des Parlementaires qui, dans les grandes villes, rendaient la justice au nom du roi, sauf que La Boétie lui, occupait une place plus élevée. Son beau-père était le président du Parlement de Bordeaux. Lui-même était déjà un conseiller influent appelé à rejoindre un jour le Parlement de Paris. Quand Montaigne, lui, était entré au Parlement de Bordeaux plus discrètement avec ses confrères d'une juridiction moins prestigieuse. Mais La Boétie ne s'est pas laissé arrêter par les préjugés. Il a fait bon accueil à son futur ami, qu'il a jugé digne d'être son confrère et qu'il choisit bientôt comme son ami.
L'admiration de Montaigne pour "La servitude volontaire" de La Boétie
Avant même d'avoir rencontré son ami, Montaigne l'admirait parce qu'il avait lu le texte que son aîné laissait circuler à l'époque en simple version manuscrite. Un texte dont toute l'originalité consistait à choisir comme cible celles et ceux qui se soumettaient volontairement aux tyrans. Au micro de Jean Lebrun, l'écrivain Jean-Michel Delacomptée résume que pour La Boétie "le peuple n'est pas pour rien dans la tyrannie. Que c'est la soumission du peuple, volontaire ou inconsciente qui fait qu'il y a tyrannie, qu'il n'y aurait pas de tyrannie sans tyranneau. Un texte dans lequel La Boétie prône la désobéissance civile".
Une amitié sur fond de guerres de religions
Montaigne et La Boétie se rencontrent alors que la France subit les premiers soubresauts des rivalités entre catholiques et protestants. Les guerres de religion auraient pu disjoindre Montaigne et La Boétie, elles les aura rapprochés. En 1559, deux ans après que les amis ont fait connaissance, le roi Henri II meurt des suites d'un accident de tournoi, le même qui a fait auparavant éliminer le maître de La Boétie, qui était un membre important du Parlement. Jean-Michel Delacomptée raconte qu'une vraie rivalité "opposait à l'époque le roi et les Parlements régionaux. La Boétie fait lui-même partie du Parlement de Bordeaux, et la question de sa fidélité au royaume se pose alors à l'époque. La Boétie a été l'élève de Jean Dubourg, un parlementaire important qui a affronté directement le roi Henri II. Certains pensaient que tout naturellement La Boétie était protestant. C'est l'une des raisons pour lesquelles Montaigne a tenu à signaler que son ami était un bon catholique, pour évacuer tous les doutes possibles sur les convictions religieuses à son sujet".
Après la mort d'Henri II, les incidents se multiplient, les actes iconoclastes, les violences physiques, La Boétie croit nécessaire une réforme mesurée de l'Église. En janvier 1562, un édit est négocié à St Germain en Laye qui admet la liberté de conscience et permet la liberté partielle du culte protestant. La Boétie est réputé avoir écrit un texte sur cet édit, ce qui ne signifie pas qu'il prône constamment le compromis, mais suscite aux yeux de beaucoup, la suspicion.
En mars 1563, une trêve est signée à Amboise. La Boétie est envoyé une nouvelle fois en Agenais pour une mission dite de Concorde. À son retour, il est pris de maladie. À l'époque, la guerre s'accompagne d'épidémies, laquelle a touché La Boétie, une peste, une tuberculose. Il n'a pas eu le temps de regagner sa ville de Sarlat et c'est dans la famille de Montaigne qu'il s'alite. Montaigne, qui sera son dernier interlocuteur.
La Boétie existe-t-il grâce à Montaigne ?
Quand la mort approche, c'est à Montaigne que La Boétie s'adresse. Montaigne, d'un côté, va assurer la réputation durable de La Boétie disparu et, d'un autre côté, il va établir autour de lui un halo qui puisse le dissimuler. Peu de noms célèbres cachent autant leur matière, observe Jean-Michel de La Comté qui voit chez Montaigne "une façon de magnifier son ami, de donner une aura mythique et mystique à La Boétie comme à leur amitié. Montaigne lui-même dit qu'après la mort de La Boétie, sa propre vie à lui, n'est plus que manque, que tristesse. Il ne vit plus qu'à moitié. Montaigne, à travers ce qu'il raconte, c'est l'homme des souvenirs, l'homme d'un temps passé. Et ce temps passé est incarné par La Boétie".
Montaigne, c'est le canal qui aura permis au nom de La Boétie de circuler mais aussi bien de le filtrer. Ainsi Montaigne promet-il de construire ses "Essais" autour du discours sur "La servitude volontaire" qu'il a l'intention de placer au centre de son dispositif. Chose qu'il ne fera finalement pas car, selon Jean-Michel Delacomptée, "Montaigne sait très bien que l'œuvre majeure qu'il est lui-même en train d'écrire est infiniment plus importante que celui de son ami parce que "le discours de la servitude volontaire", c'est un ouvrage qu'il juge trop académique. Sans compter que Montaigne ne pouvait que rester discret sur l'œuvre de son ami, en particulier après le massacre de la Saint-Barthélemy (août 1572) au risque de donner l'impression de s'associer à des idées toujours considérées comme proches des réformés".
Il donne une image magnifique de son ami, et de son œuvre majeure, mais il accorde une place autrement centrale à ses propres "Essais"
C'est la raison pour laquelle, il a aussi été souvent reproché à Montaigne d'avoir relativement étouffé la voix de La Boétie.
"Parce que c’était lui, parce que c’était moi"
Le chercheur Alain Legros a eu quant à lui en main nombre des 130 exemplaires survivants des premières éditions des "Essais" du vivant de Montaigne, notamment le volume d'édition de 1588 que Montaigne a annoté jusqu'à sa mort en 1592. C'est en marge de cet exemplaire qu'il identifie la fameuse formule qui caractérise si bien l'amitié que Montaigne et La Boétie ont pratiquée. Il revient sur cette formule qui apparaît en deux temps : "sur la fameuse page où Montaigne se demande lui aussi pourquoi on se demandait parfois pourquoi il aimait son ami, en 1588, il répond qu'il ne peut pas répondre, qu'il ne sait pas, avant d'ajouter dans la marge "parce que c'était lui". Et d'une autre encre plus tard, plus pâle il ajoute "parce que c'était moi". On a là un ascendant qui s'est transformé en réciprocité".
► La suite à écouter…
Ouvrages
- Etienne de La Boétie Le Discours de la servitude volontaire Petite Bibliothèque Payot
- Michel de Montaigne Les Essais - Suivi de Vingt neuf sonnetz d'Estienne de La Boëtie, de Notes de lecture et de Sentences peintes Bibliothèque de La Pléiade
- Alain Legros Montaigne en quatre-vingts jours Albin Michel
- Alain Legros La main de Montaigne Classique Garnier
- Jean-Michel Delacomptée Adieu Montaigne Fayard
- Jean-Michel Delacomptée Et qu'un seul soit l'ami Gallimard
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