

Le deuxième tome de "Bug", la bande dessinée d’Enki Bilal vient de paraître aux éditions Casterman et c’est une splendeur graphique pour ceux qui aiment, comme moi, les planches pastel et les lumières blafardes du dessinateur.
Bug est une apocalypse : Enki Bilal imagine en 2041 un bug numérique généralisé qui priverait la Terre de la totalité de ses données. En quelques heures, le chaos, tous nos appareils sont connectés. Les ascenseurs s’arrêtent, les voitures s’immobilisent, les avions se crashent, les systèmes de surveillance des villes et des frontières déraillent. Les hôpitaux tombent en rade et on s’évade massivement des prisons.
Bug constitue aussi une projection radicale en matière de circulation de l’information à l’ère digitale, de la place des interfaces et des réseaux sociaux dans le quotidien des humains. Des hordes d’adolescents se suicident, privés de Siri et de leurs contacts. Les gens ne peuvent ni se parler ni se regarder, ne côtoyant que des écrans depuis leur plus jeune âge. On commercialise des miroirs de poche pour les addicts du selfie.
Anecdotique ? Enki Bilal intègre l’exorbitant pouvoir des hommes de la Silicon Valley à la reconfiguration géopolitique de la planète. La montée des géants du digital, mais aussi d’un Islam constitué en Califats de par le monde. Toutes les obsessions de Bilal sont là. On en gardera ce qu’on voudra.
Moi, pour cet édito média, je retiens de ce récit qu’il est bardé de « breaking news », de « dernière minute » et de « flash spécial ». En 2041, nos télévisions sont des écrans plats, souples, transparents qui lévitent dans la pièce. Bug numérique généralisé, on restaure d’urgence la diffusion analogique hertzienne. Des néo-journalistes masqués dits « prédictologues » et membre de l’Association des médias libres et insoumis prennent l’antenne.
Et puis, la presse écrite revient sur papier. Recherche imprimeur équipé de ces machines du XXe siècle qu’on appelait rotatives. Paraît Le Monde today, quotidien international libre, « non soumis et pour cause au correcteur d’orthographe automatique que les puristes nous excusent ». Le tout écrit en phonétique, la lecture en est d’autant plus hilarante qu’elle s’avère très laborieuse. Edition suivante : « Le quotidien des derniers geeks qui emmerdent ceux qui leur reprochent les fautes d’orthographe ». Puis, contre-attaque, arrive « L’Edition orthographiquement pure, by les correcteurs associés ».
A force de nous assister, le numérique priverait l’humanité de son savoir et de ses capacités. L’écriture, la langue étant la première victime de cette humanité soit disant augmentée, en réalité diminuée.
Enki Bilal, crépusculaire ou réactionnaire ? En tout cas, spectaculaire.
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