Hier vous parliez de l’opposition (comment s’opposer sous l’empire du coronavirus) … Aujourd’hui : comment gouverner ?
Gouverner, par temps plat, c’est arbitrer constamment entre des priorités. Vous avez remarqué, dans le discours politique habituel, il n’y a que des priorités : ma priorité c’est l’emploi, ma priorité ce sont les salaires, l’éducation, la compétitivité, la protection sociale, les retraites, les déficits… tout est numéro 1 !
Mais traiter ces priorités de concert, c’est, en réalité, établir des hiérarchies plus ou moins avouées selon son idéologie revendiquée. ‘Gouverner c’est choisir entre deux inconvenants’ … mot classique de Waldeck-Rousseau …
Seulement dans une période de crise aiguë comme celle que nous traversons, la hiérarchie des priorités, la gradation des inconvénients, s’établit de façon évidente. L’idéologie n’est plus d’aucun secours pour justifier de trancher pour un inconvénient plutôt que pour l’autre. Il s’agit de sauver des vies… même la question économique, comme le constatait hier le Premier ministre, vient loin derrière…
Des choix stratégiques plus que politiques s’imposent…
Oui, on quitte le champ de la politique, c’est-à-dire du monde des idées, celui de la construction d’une société. D’ailleurs le gouvernement s’en remet largement à une instance ni politique ni représentative : le conseil scientifique, composé essentiellement de médecins, de chercheurs. Chaque étape de la crise (faut-il organiser les municipales, faut-il confiner, durcir le confinement, autoriser la chloroquine ?) n’est franchie qu’après l’avis implicitement décisif de ce conseil.
On pourrait parler d’expertocratie ou d’épistémocratie, du pouvoir de ceux qui ont la meilleure connaissance d’un sujet. En affirmant et en revendiquant que les décisions sont d’abord prises sur une base scientifique (ne prétendons-nous pas être le pays de la rationalité), Emmanuel Macron abdique, un temps, une partie de son pouvoir. Personne ne le lui reprochera, lui qui est souvent accusé de décider seul. Et ce conseil a étonnamment dû déborder de son cadre purement technique, en expliquant, un temps, par exemple, que la non distribution du masque ou la non pratique massive de tests, répondait à une savante stratégie sanitaire alors qu’il ne s’agissait (on le sait maintenant) que de la gestion d’une pénurie.
Voilà la limite de l’épistémocratie : la mauvaise foi parfois nécessaire à la politique ne lui va pas
Mais nous entrons désormais dans une autre phase. Le drame se précise, le choc du nombre de victimes est à venir les jours prochains. Dès lors, les experts ne seront plus suffisants. Raymond Aron disait du jeune et surdiplômé président Giscard d’Estaing : ‘il ne sait pas que l’histoire est tragique’…
C’est sans doute aussi le cas de toute notre génération occidentale, au sens large, de nous tous et de nos gouvernants jusqu’à maintenant… Nous y venons. Nous entrons assurément dans une autre ère… Et là, aucun comité d’experts scientifiques ne suffira pour orienter les choix du président. Le rationnel ne suffira plus… Il faudra une âme collective…
Nous aurons vite besoin, à nouveau, de politique au sens noble du terme, pour envisager le monde d’après. Et même, avant cela, pour prendre la vague tragique qui vient…