C’est une page sombre de notre histoire : des tirailleurs africains - qui ont combattu pour la France pendant la deuxième guerre mondiale - tués par l’armée française, le 1er décembre 1944, à Thiaroye, au Sénégal. Bilan officiel : 35 morts, 35 blessés. Officiellement, il s’agit d’une mutinerie de tirailleurs à laquelle l’armée a dû répon dre par la force. La vérité est très différente, comme vous le révèle « Secrets d’info. »
Une enquête de Benoît Collombat
Des tirailleurs qui réclament leur dû
A l’origine de toute cette histoire, il y a la volonté des tirailleurs de réclamer de l’argent que la France leur doit.
Lestirailleurs sont des soldats qui ont combattu sous l’uniforme français pendant la guerre. Ils ne viennent pas seulement du Sénégal, mais de toute l’Afrique noire.
Plusieurs milliers d’entre eux sont emprisonnés par les nazis sur le sol français, en zone occupée, dans des camps de prisonniers baptisés : « frontstalags ». Certains de ces tirailleurs parviennent à s’évader et rejoignent la Résistance. Mais la plupart restent en captivité pendant quatre ans.
A la fin de la guerre, les camps sont libérés. Les tirailleurs veulent rentrer chez eux. Et le 5 novembre 1944, ils sont plus de 1 600 à embarquer depuis Morlaix, en Bretagne, sur un bateau britannique, le « Circassia » , cap sur le Sénégal. Ils y seront démobilisés, au camp de Thiaroye, avant de rejoindre leur foyer.
Mais sur place, tout se complique : les tirailleurs réclament leur dû aux autorités françaises : le paiement du solde de leur captivité. Officiellement, un quart de cet argent aurait dû être versé à l’embarquement. Le reste, à l’arrivée. Ça n’a pas été le cas. 500 tirailleurs refusent alors de quitter la caserne de Thiaroye.
« Tout est rentré tragiquement dans l’ordre »
La tension monte avec le général Dagnan , qui commande l’armée sur place. Le « bras de fer », se prolonge jusqu’au 1er décembre 1944 . Ce jour-là au matin, les tirailleurs sont regroupés puis encerclés par les militaires. L’armée ouvre alors le feu.
Officiellement, il s’agit de faire face à une véritable insurrection, comme on peut le lire dans le rapport du général Dagnan , écrit après le massacre :
Ma conviction était formelle : tout le détachement était en état de rébellion. Il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que les discours et la persuasion
Autre rapport rédigé par un adjoint du général Dagnan , dans le feu de l’action :
Je préviens les mutins, une fois encore, que je vais faire usage de mes armes. Ils me rient au nez, m’insultent, se montrent de plus en plus menaçants. Je fais tirer une salve en l’air : débordement d’insultes. Des coups de feu semblent venir des baraques de la face sud. (…) Je fais sonner le « garde à vous » et préviens une dernière fois les mutins d’évacuer les baraques ou je fais ouvrir le feu. Les mutins bravent tout, ricanent. (…) Je fais sonner l’ouverture du feu. (…) Il a duré 10 à 15 secondes. (…) Tout est rentré tragiquement dans l’ordre.
Baïonnettes, poignards, pistolet et munitions
Pour justifier sa riposte l’armée explique également qu’elle avait dû faire face à une rébellion « lourdement armée ».
Voici l’inventaire qu’on peut lire dans un rapport officiel de l’armée :
Armes prises au cours des fouilles : une poignet pistolet de mitraillette et un chargeur, un mousqueton, un pistolet automatique, cinq revolvers, deux grenades, une centaine de baïonnettes allemandes, des poignards et couteaux en grand nombre, des munitions de toutes sortes et de toutes provenances pour fusil, pistolet, pistolet-mitrailleur, sans compter les marteaux et les matraques.
Voilà donc pour la version de l’armée.
Des tirailleurs sous le feu de l’automitrailleuse
Mais derrière cette thèse officielle, se cache une autre version, celle décrite par les témoins qui se trouvaient sur place, à l’époque.Hadj Doudou Diallo est interrogé sur RFI , en 1994 :
Les tirailleurs ne faisaient pas de menaces, ils n’étaient pas incorrects. Ils étaient fermes, décidés. Mais patriotes. Nous avons demandé tout simplement ce que nos camarades français ont reçu. Alors, le général nous dit : « Restez calmes, nous allons nous occupez de la situation. Dans deux ou trois jours, la question sera réglée. Nous lui avons fait confiance. Deux ou trois jours après, nous avons vu les soldats encercler le camp de Thiaroye. Et ce qui s’est fait s’est fait…
Doudou Diallo, ancien résistant, a été condamné à dix-huit mois de prison ferme par la justice militaire, juste après le massacre de Thiaroye . Il est décédé aujourd’hui comme tous ceux qui ont survécu à Thiaroye. A aucun moment, il n’a imaginé que l’armée pouvait en arriver là, explique sa fille, Maïté Diallo Renan :
Les tirailleurs n’ont pas pensé qu’on pouvait leur tirer dessus. Ce n’était pas pensable. Mon père était totalement révolté par ce qui venait de se passer. Il était surpris qu’on ne lui ait pas tiré dessus. Il était tellement écoeuré qu’il a dit aux militaires français : « Mais qu’est-ce que vous attendez ? Tirez-moi dessus ! » Finalement, il a été condamné, mais on ne lui a pas tiré dessus.
Il y a aussi le témoignage recueilli par le photographe Hervé de Williencourt . Au début des années 2000, en sillonnant l’Afrique noire à la recherche d'anciens tirailleurs, il rencontre Zango Guéréma , présent à Thiaroye, et l’homme confirme que l’armée leur a bien tiré dessus :
Trois fois je lui ai fait raconter son histoire. Il parle d’un homme blanc sans jambes qui tire dans une automitrailleuse. En fait, un homme sur un « halftrack » - un véhicule avec une mitrailleuse - qui tire. Et il dit que tous les hommes qui étaient debout sont morts. Donc on peut penser que parmi les hommes rassemblés, ceux qui étaient couchés ont survécu, comme lui. Lui s’est couché et il était toujours là soixante-dix ans plus tard.
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Une « machination » démontée par une historienne
La thèse officielle est également battue en brèche par certains historiens. C’est le cas d’ Armelle Mabon, maître de conférences à l’Université de Bretagne Sud. Depuis de nombreuses années, l’historienne épluche les fonds d’archives et pointe du doigt les incohérences et les mensonges de l’armée française àThiaroye :
Ça fait partie de la machination de faire croire que ces hommes étaient armés. Ce n’était pas le cas. Si vraiment il y avait eu des tirs des mutins, ils auraient pris soin de récupérer les douilles pour apporter la preuve qu’ils avaient tiré. Or, il n’y a rien du tout. On voit bien que tous les rapports écrits par les militaires français ont été écrits sur ordre pour faire croire que ces hommes étaient armés. Le problème pour eux, c’est qu’ils ne mentent pas bien !
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Quand un militaire parle du « roman » de l’armée
Nous avons soumis tous les documents et les rapports militaires rédigés à l’époque au général André Bach , ancien responsable des archives militaires au fort de Vincennes . Sa conclusion est sans appel :
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C’est du roman. La version présentée dans les archives ne tient pas la route ! Il n’y avait aucune raison de tirer sur des gens qui, contrairement à ce qu’on a dit, n’étaient pas armés. Un camouflage est donc immédiatement mis en place. A partir du moment où une autorité très élevé dit : « On va couvrir », c’est là que commencent les mensonges.
L’historien Martin Mourre estime, lui aussi, qu’il y a eu falsification des rapports militaires :
Je pense que les rapports ont été falsifiés dès leur rédaction pour que les militaires se couvrent vis-à-vis de leur supérieur hiérarchique. Une série d'ensembles d’éléments sont illogiques. Par exemple, on annonce un chiffre de 35 tués… mais on ne possède le nom que de 11 personnes, donc pourquoi il en manquerait 24 ?
« Bavure » ou préméditation ?
S’agit-il d’une « bavure » de l’armée qui se serait trouvé dépassée ? Ou bien ce massacre a-t-il été prémédité ?
C’est cette dernière hypothèse que privilégie l’historienne Armelle Mabon :
L’armée parle de légitime défense. Or, au moins un rapport d’un officier montre un cheminement tout à fait inverse. En fait, l’ordre a été donné aux militaires de quitter l’endroit où ils étaient au petit matin du premier décembre pour se déplacer et laisser la place aux automitrailleuses afin que les forces armées puissent intervenir pour réduire les rebelles. L’ordre avait été donné la veille au soir, non pas de faire une opération de maintien de l’ordre, mais d’encercler la caserne et de tirer.
Une analyse partagée par le général André Bach, fin connaisseur des archives militaires :
C’est bien un tir à tuer qui est donné, alors qu’il n’y avait aucune raison pour le faire. Fatalement, dans un cas pareil, il y a bien un ordre qui a été donné. Il a bien fallu que pendant la nuit qui précède, des ordres soient donnés. Il fallait récupérer un bataillon de nuit, ouvrir les armureries, récupérer les armes… On peut penser, vu ce qui s’est passé, qu’on a dû expliquer aux cadres militaires l’issue prévisible : leur expliquer que ça aller se terminer par des tirs sur des hommes désarmés.
Une « spoliation » de l’argent des tirailleurs
Comment expliquer un tel déchainement de violence ? Il y a d’abord la volonté de signifier aux tirailleurs que leurs revendications - le paiement de leur solde - étaient illégitimes, avec l'intention de faire croire que ces tirailleurs s'étaient rebellés sans raison. C'est ce que pense Armelle Mabon :
C’est le gouvernement provisoire après le massacre de Thiaroye qui a fait croire que ces hommes avaient perçu tout leur dû, via une circulaire officielle émanant de la direction des troupes coloniales, estampillée « Ministère de la guerre. » L’objectif était de montrer que les revendications des tirailleurs étaient illégitimes afin de valider la thèse construite de la mutinerie et de la rébellion armée.
Un « esprit colonial » qui souffle sur Thiaroye
Autre explication, encore plus sordide : la volonté de récupérer la solde de ces tirailleurs. Une spoliation de l’argent qui leur est dû, le tout sur fond d’esprit colonial, comme l’explique le chercheur sénégalaisDialo Diop :
Il y avait d’abord un vulgaire intérêt pécuniaire : faire main basse sur leur argent. On considérait que c’était quand même beaucoup trop d’argent pour des indigènes, « nègres » de surcroit. Mais il y avait aussi une volonté de « tuer dans l’œuf » ce nouvel esprit des anciens combattants africains rentrés d’Europe, qui, avaient été les témoins de la déroute militaire de la France. On ne voulait pas que ce nouvel esprit prospère, un esprit de la résistance, et, à terme, l’esprit de la libération nationale.
« Des sentiments douteux vis-à-vis de la Mère patrie »
Cet état d’esprit « colonial », on le retrouve dans les archives de l’armée française surThiaroye . Avec la volonté de discréditer ces tirailleurs, qui avaient pourtant combattu sous le drapeau français. Ils sont présentés comme « l’anti France », des hommes qui fréquentaient un peu trop les femmes blanches et n’étaient pas vraiment résistants. Bref, des agents subversifs. Voilà, par exemple, comment le patron des opérations militaires, le général Dagnan décrit l’état d’esprit de ces tirailleurs :
Il ne fait aucun doute qu’à la base, il y a une influence allemande qui s’est exercée pendant les quatre années de captivité. (…) La répartition dans l’ensemble de nos territoires africains de cet afflux d’éléments animés vis-à-vis de la Mère patrie de sentiments plus que douteux, déterminera très vite un grave malaise parmi nos populations jusqu’alors parfaitement loyales et fidèles. (…) Ils formeront très vite le noyau agissant de tous les groupements hostiles à la souveraineté française.
Une histoire longtemps taboue
Pendant longtemps, la véritable histoire de Thiaroye est restée taboue. C’est le constat du franco-sénégalais Djibril Ndiaye , membre de l’Association pour l’histoire des tirailleurs sénégalais :
Pour ce qui concerne les gens de ma génération, nous avons été tenus dans l’ignorance complète à cause d'abord de la censure. Ensuite, il y a eu ce qu’on peut appeler, entre guillemet, l’auto-censure des historiens sénégalais et français. La censure a pesé sur la connaissance de ce qui s’est passé sur Thiaroye. Plusieurs tentatives de manifestations, de commémorations de Thiaroye, dans les années 50, ont été réprimées.
Silence pendant longtemps, aussi, côté français. En 1988, sort sur les écrans le film : « Le camp de Thiaroye », réalisé par les sénégalais Ousmane Sembène. Il est primé à la Mostra de Venise … mais en France, il est interdit pendant dix ans.
Maquiller le nombre de morts
Beaucoup de questions restent encore sans réponse, à commencer par le nombre de victimes : officiellement, il y a 35 morts. Beaucoup plus, en réalité, selon l’historienne Armelle Mabon . Ce qui lui a mis « la puce à l’oreille », c’est le nombre de tirailleurs embarqués depuis la France pour être ensuite envoyés à Thiaroye . Ce nombre aurait volontairement été « trafiqué » : il manque plus de 300 hommes dans le décompte à l’arrivée. On aurait donc minimisé le nombre de soldats de retour à Dakar pour camoufler le nombre de victimes :
Après le massacre tout a été fait pour faire croire qu’ils étaient entre 1 200 et 1 300 rapatriés à sortir du bateau. Or, ils étaient plus de 1 600 hommes à débarquer à Dakar. Et donc sur certains documents, ils ont fait des faux.
A la recherche des fosses communes
Autre question : où sont les corps ? Aujourd’hui encore, on n’a aucune certitude, à ce sujet. Les corps des victimes pourraient se trouver dans des fosses communes autour du camp de Thiaroye . C’est ce que pense Mamadou Koné, conseiller auprès du Musée des forces armées sénégalaises , à Dakar :
Officiellement, on nous a fait comprendre qu’on a enterré les victimes dans le cimetière militaire de Thiaroye. Mais j’ai toujours pensé qu’il y a eu une partie des victimes enterrées dans le camp même où a eu lieu le massacre, c’est-à-dire le camp de Thiaroye, très loin du cimetière. Je pense qu’il y a des fosses communes dans le cimetière même de Thiaroye, mais aussi dans le vaste camp de transit qu’était le camp de Thiaroye.
Mamadou Koné se dit partisan de fouilles pour retrouver ces dépouilles afin que les familles puissent sur recueillir sur la tombe de leurs parents.
"Que l’on reconnaisse que mon père est mort pour la France"
Biram Senghor , un ancien gendarme sénégalais aujourd’hui à la retraite, fait partie de ceux qui souhaitent une sépulture pour son père, tué à Thiaroye . Cela fait plus de quarante ans qu’il écrit aux différentes autorités françaises, du général De Gaulle à François Hollande pour réclamer l’indemnisation auquel il a droit, mais surtout il veut que la France reconnaisse enfin que son père, Mbap Senghor - matricule 32 124 sous l’uniforme français - tombé à Thiaroye, est bien « mort pour la France. ». Officiellement, ce n’est pas le cas :
C’est lâche. C’est injuste. Il faut que la France reconnaisse que mon père et ses camarades ont aidé la France à sortir des griffes allemandes. Il faut que la France reconnaisse qu’ils sont morts pour la France.
Un simulacre de procès
Il y a un devoir de vérité dans cette affaire, mais aussi un devoir de justice. Un procès a bien eu lieu après le massacre, mais c'était un simulacre de procès : 34 tirailleurs considérés comme des meneurs ont été condamnés par la justice militaire . Finalement, en 1947, la condamnation des tirailleurs est amnistiée. Mais ils restent toujours officiellement coupables, aux yeux de la France.
Le fils d’un tirailleur saisit la justice
L’histoire ne s’arrête pas là : soixante-dix ans plus tard, certains enfants de tirailleurs saisissent la justice. C’est le cas d’Yves Abibou . Son père, Antoine Abibou , a fait partie des 34 tirailleurs condamnés par la justice militaire, après Thiaroye.
Lourdement condamné à dix ans de prison et à la dégradation militaire.Yves Abibou a donc saisi la Commission de révision et de réexamen des condamnations pénales afin de réhabiliter son père.
Mais le 14 décembre 2015, la décision est tombée : la justice refuse de rouvrir le dossier. La commission d’instruction de la Cour de révision estime qu’il n’y a pas de « fait nouveau » ou d’ « élément inconnu de la juridiction au jour du procès », dans cette histoire. Elle déclare donc « irrecevable » la demande d’Yves Abibou qui ne souhaite pas en rester là :
Cela aurait été un soulagement de me dire qu’on allait enfin sortir de l’ornière, d’accepter de regarder ce crime d’Etat en face, et d’ouvrir la démarche de réhabilitation de ceux qui ont été injustement accusés. Il y a d’autres enfants de tirailleurs : je les appelle à continuer le combat
Des plaies toujours vives
Yves Abibou est parti récemment au Sénégal , sur les traces de son père. Sur place, il s’est bien rendu compte de l’impact qu’avait toujours cette histoire :
Les plaies des familles de tirailleurs sont toujours à vif. C’est comme si on était encore en 1944. Pour les gens, rien n’a bougé. Je suis plus que jamais persuadé que la vérité doit être faite pour que les plaies puissent cicatriser en Afrique et en France.
Un sentiment partagé par Djibril Ndiaye, de l’Association pour l’histoire des tirailleurs sénégalais :
La France et l’Afrique ne peuvent pas contourner leur histoire partagée. Il faut que cette relation soit une relation de vérité. Peut-être que pour moi, c’est trop tard, mais pour mes enfants, c’est important qu’on puisse construire cet avenir. Parce qu’ils sont de là-bas et d’ici. C’est un héritage que l’on a aujourd’hui.
Des archives encore inexplorées ?
En 2014, lors de son discours à Thiaroye François Hollande a promis que la France allait verser toutes ses archives au Sénégal. Mais comme on l'a vu, une bonne partie de ces archives sont biaisées.
Des archives conservées par la France existent encore estime l’historienne Armelle Mabon . Elle vient de saisir la CADA -Commission d’accès aux documents administratifs -, pour tenter de les consulter. L’histoire n’est donc, peut-être, pas terminée…
Remerciements pour leurs photos à :
Armelle Mabon
Maïté Diallo-Renan
Martin Mourre
Yves Abibou
Les liens
Synthèse sur le massacre de Thiaroye, par Armelle Mabon, novembre 2015
Association pour la réhabilitation des condamnés de Thiaroye
Colloque de novembre 2014 autour des soixante-dix ans du massacre de Thiaroye
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