

Paris est la ville au monde où Airbnb propose le plus d’appartements à la location touristique. Mais 20 000 d'entre eux sont non déclarés et donc illégaux.
L’économie du partage, l’économie collaborative, le monde rêvé d’Airbnb : c’était en 2013, au moment où Airbnb commençait à exploser en France. Trois ans plus tard, se profile une autre réalité. Secrets d’Info a enquêté sur le modèle Airbnb et sur ses importantes répercussions dans une ville comme Paris, capitale mondiale du tourisme.
Une plateforme cotée en bourse qui fait des heureux
Pour des millions de personnes, partir aujourd’hui en vacances, signifie utiliser Airbnb, comme Angela**,** une jeune parisienne de 29 ans :
"C’est une évidence. C’est facile, souvent moins cher qu’un hôtel. Je peux y être comme chez moi, sans être dépendante d’horaires, sans règles de ménage. Et les gens sont souvent très sympas. On crée de bons liens. Dernièrement à Barcelone, on a trouvé un grand appartement, pas cher pour sept personnes."
Une réalité qui explique l’incroyable succès de cette plateforme, et en particulier en France. En 2015, presque quatre millions de voyageurs se sont logés grâce à la plateforme américaine. Aujourd'hui Paris est le premier marché mondial d'Airbnb. Une société valorisée à près de 25 milliards de dollars, soit deux fois la valeur en bourse du groupe hôtelier Accor et ce, sans posséder une seule chambre !
Une manne pour des propriétaires du Vieux Paris

45 000 appartements proposés à Paris 70 000 avec la banlieue, un chiffre énorme, surtout si l’on considère qu’en janvier 2012, il y avait à peine 3000 offres ! Cette réussite s’explique bien sûr par l’attractivité de Paris. De même, pour les propriétaires d’appartements situés dans les quartiers les plus touristiques de Paris, passer par Airbnb peut se transformer en jackpot. Le constat d’une étude, réalisée à la demande de Secrets d’Info par le site MeilleursAgents.com, est édifiant : louer son appartement à des touristes rapporte beaucoup plus que la location classique. Les conclusions de Sébastien de Lafond, PDG du site :
« En louant une petite surface autour de Notre Dame - Iles de la Cité, Saint-Louis, St Germain l’Auxerrois - vous aurez une forte demande touristique. Vous gagnerez trois et demi fois plus en revenus en passant par Airbnb que par une location classique. Il y a des multi-propriétaires avec trois, quatre, cinq biens à louer dans Paris. Leur activité professionnelle génère des revenus supérieurs à 350000€ par an et s’apparente à celle d’une petite entreprise. »
Le ras-le-bol des hôteliers et des habitants
Les hôteliers crient à la concurrence déloyale, à l’image de Jean-Bernard Falco. A la tête d’une chaîne d’une trentaine d’hôtels à Paris, il a créé l’ AhTop (Association pour un Hébergement et un Tourisme professionnels), une association de professionnels du tourisme qui se battent contre Airbnb**.** Selon lui, les hôteliers n’ont pas les moyens de lutter à armes égales contre la plateforme :
"Un hôtel reçoit du public et doit respecter des consignes strictes de sécurité. Au contraire d’un particulier ou d’un investisseur qui a acheté la moitié d’un immeuble pour le louer, et ne respecte pas cette réglementation. Et quand vous avez un écart de prix de près de 50% entre une nuitée chez un particulier ou chez un hôtelier, en tant que consommateur et touriste, vous choisirez le prix meilleur marché."
Les hôteliers ne défendent-ils pas, de cette façon, une rente de situation comme les taxis face à Uber ? A Paris, en tous cas, leurs établissements bénéficient de taux de remplissage exceptionnels qui frôlent les 80%, et globalement le secteur n’est pas encore en crise. Pour autant leur argument est recevable : les normes de sécurité à respecter sont contraignantes et coûteuses, contrairement aux propriétaires.
Des normes draconiennes non respectées par les propriétaires
Pourtant, ces derniers sont aussi soumis, officiellement, à une codification très stricte surtout à Paris où les normes sont draconiennes. Les explications d’Ian Brossat, l’adjoint d’Anne Hidalgo chargé du logement :
"La réglementation est simple : on peut louer son appartement à des touristes jusqu’à quatre mois par an. Une durée énorme vu que peu de gens partent en vacances plus de quatre mois par an ! Au-delà, il faut une autorisation de la ville, si vous ne l’avez pas vous êtes dans l’illégalité. Une autorisation soumise à des règles de compensation : vous transformez un logement en meublé touristique, et vous devez dans le même temps transformer une surface commerciale en logement."
En clair : si vous avez un appartement que vous n’habitez pas et que vous voulez le louer à des touristes toute l’année, vous devez avoir un deuxième, appartement dans le même arrondissement que vous êtes obligé de louer à un parisien. Une réglementation respectée par à peine une centaine de propriétaires. Dérisoire…
Aucune obligation pour Airbnb
Et Airbnb n’est même pas obligé de vérifier si les propriétaires, qui mettent leurs appartements sur leur plateforme, se conforment à cette réglementation. Mais les abus resteraient marginaux selon Nicolas Ferrary, le Directeur d’Airbnb France :
"Plus de 83% de nos hôtes affirment qu’ils louent leurs résidences principales. On ne peut donc pas parler de dizaines de milliers de logements, comme je l’entends, qui seraient loués sur Airbnb de façon permanente. Ce problème me paraît donc assez limité à Paris."
Une affirmation erronée
Mais contrairement à ce qu’affirme Nicolas Ferrary, Airbnb propose bien à Paris des milliers de meublés illégaux. On trouve même sur Airbnb certainement plus de 20 000 appartements loués plus de 120 jours par an. L’enquêteur de Secrets d’Info peut l’affirmer après avoir notamment consulté les données d’une équipe de chercheurs français. Saskia Cousin, anthropologue et spécialiste du tourisme, a analysé l’activité de la plateforme et fait un constat très singulier :
"Il y a 5% de propriétaires qui possèdent 20% des logements entiers à louer à Paris. Par ailleurs, il y a 0,5% de propriétaires en possession de plus de cinq appartements à Paris, soit 10% des appartements à louer sur la capitale. Quand on a cinq, cinquante ou cent appartements, on imagine qu'ils ne sont pas loués q'un mois par an. L’esprit initial d’accueillir quelqu’un chez soi a été récupéré par Airbnb qui fait du simple marketing."
De l’économie de partage à l’industrie touristique

Un phénomène énorme comme le laissent à penser d’autres chiffres d'un chercheur australien, Murray Cox, sur Airbnb à Paris : 26 000 appartements affichés comme étant disponibles plus de 120 jours par an, soit des résidences principales. Le problème ? Ces fameux multipropriétaires comme un certain Fabien qui proposait récemment 143 appartements sur Airbnb ! En fait un prête-nom qui dissimule une agence de gestion d’appartements. Elise travaille comme concierge polyvalente dans une de ces agences et décrit son travail :
"Je fais l’accueil, le ménage et guide les voyageurs. Par la suite je reste en contact avec eux le temps de leur location pour les aider en cas de problème. Après leurs départs, je fais le ménage et j’accueille aussi les prochains voyageurs. On est noté sur sur cinq étoiles sur la prestation, la communication, l’efficacité, l’amabilité."
Une économie classique en berne

On est donc bien loin de l’économie de partage prôné à ses débuts par Airbnb, et l’expansion de la plateforme suscite de nombreuses difficultés. A l’île Saint-Louis par exemple, ce petit microcosme fermé, image d’Epinal d’un Paris rêvé pour touristes fortunés. Jusqu’en 2014, les hôteliers faisaient le plein, mais au printemps 2016, la situation a brusquement changé, raconte Nathalie Heckel, la patronne de l’un des quatre hôtels de l’ile Saint- Louis :
"On est en avril, début de la haute saison, et ça ne démarre pas. Paradoxalement, on voit plein de monde avec des valises dans les rues du quartier. En allant sur le site Airbnb, j’ai tapé deux personnes avec une arrivée le 8 mai pour deux nuits sans limite de prix, le tout dans l’Ile Saint Louis. Au total, j’ai eu 443 réponses. J’en pleurais devant mon écran !"
L’hôtelière est donc obligée de jouer sur ses marges, pas évident avec un hôtel quatre étoiles :
"Dans le quatrième arrondissement, la moyenne de la nuitée sur Airbnb est de 173€, et je brade mes chambres à 200€. Je suis à moins 30% en chiffre d’affaire. J’ai du me séparer de trois employés."
La situation ne risque pas de s’arranger. Aujourd’hui, avec Airbnb et d'autres plateformes similaires, près d’un logement sur six sur l’île Saint-Louis est un meublé touristique. Et à Paris ces meublés touristiques représentent entre 5 et 10% de l’ensemble du parc locatif privé. Un pourcentage qui donne l’ampleur du phénomène.
Des quartiers dépeuplés … de leurs habitants
Les hôteliers ne sont pas les seuls à se plaindre, les habitants des quartiers les plus prisés aussi. Comme dans le Marais, autre quartier star sur Airbnb, où de plus en plus d’immeubles sont transformés tout ou partie en meublés touristiques. Signe distinctif : les blocs de sonnettes sans indication de patronymes. Les précisions de Gérard Simonet, président de l’association Vivre le Marais ! à propos des clients d'Airbnb qui investissent les immeubles :
"Ces gens sont en vacances : ils arrivent la nuit, descendent les escaliers avec leurs valises à roulettes, ont tendance à vouloir profiter du logement qu’ils paient, et sont souvent plus nombreux que la capacité du logement le permet. Ils ne connaissent pas les règles de fonctionnement des résidences, et en troublent la vie. Des gens sont partis à cause des nuisances."
Au pied des immeubles, on voit de plus en plus de pancartes: « location touristique interdite ». Les petits commerçants font grise mine : les touristes n’ont pas du tout les mêmes habitudes de consommation que les habitants traditionnels. Dans le Marais, les commerces de bouche sont progressivement remplacés par des boutiques de luxe.
Un phénomène mondial : Barcelone, New-York, San Francisco….
Mais Paris n’est pas la seule grande ville à se révolter contre le système engendré par Airbnb et ses consœurs. Quasiment toutes les grandes capitales mondiales se rebellent. A Barcelone, des manifestations anti Airbnb ont eu lieu et le sujet a été largement abordé lors de la dernière élection municipale. A Bruxelles, à Melbourne, les autorités ont déclaré la guerre à la location meublée touristique. Idem à San Francisco, le berceau d’Airbnb, où la plateforme est remise en cause. La mégapole de la côte Ouest américaine vient de prendre à la mi-juin 2016 une législation très contraignante pour Airbnb. Mais il a fallu s’y reprendre à deux fois. En novembre 2015, un référendum a été organisé pour imposer de nouvelles règles. Florian Oppillard, un jeune sociologue français s’est rendu sur place pour suivre cette campagne. Il en résume les grandes lignes :
"Airbnb l’a financée à hauteur de 8,5 millions $ pour influencer la décision politique. Au final, la campagne de référendum d’initiative populaire la plus chère de l’histoire de San Francisco. Elle était composée à la fois par des financements directs au superviseur de quartier engagé officiellement pour ou contre la législation ; mais aussi une campagne de communication par des grands affichages, et des financements de groupes locaux dans la ville de San Francisco. Des stratégies de communication qui ont réussi à faire basculer un vote absolument pas gagné au départ "
En effet, Airbnb a remporté le référendum avec 55 % des voix. Une victoire importante pour le site qui n’hésite pas à employer tous les moyens pour tenter de convaincre. Autre exemple : à New-York la plateforme s’est lancée dans une grande opération transparence. De la poudre aux yeux pour le documentariste Murray Cox :
"En décembre 2015 Airbnb a organisé une opération de publication de ses données pour la ville de New-York. Il fallait prendre rendez-vous avant de se retrouver dans une pièce close avec des ordinateurs non connectés au web. Impossible de prendre de notes, ou de faire des captures d’écran. Belle idée de la transparence ! Avec un autre chercheur, on a analysé ces données et comparé avec celles en notre possession. Résultat : ils avaient effacé 1500 logements de leur listing pour les rendre plus présentables ! "
Mais pour Airbnb, le plus gros danger aujourd’hui il ne vient pas d’Outre-Atlantique...
La décision radicale de Berlin
C’est en Allemagne que la mesure la plus spectaculaire a été prise. Depuis le 1er mai 2016, à Berlin, il est interdit de louer son logement en entier sur les plateformes du type Airbnb. Il est juste permis de louer une seule chambre par appartement. Une décision radicale à replacer dans le contexte de la flambée immobilière, unique en Europe, qu’a connu Berlin ces dernières années, même si les prix des loyers y restent nettement inférieurs qu'à Paris ou à Londres. Mais Berlin n’est plus aussi bon marché qu’auparavant et la pénurie de logements devient un vrai problème. Il y avait ces derniers mois plus d’offres Airbnb que de logements vacants dans certains quartiers très courus comme celui de Kreuzberg. Par ailleurs, cette nouvelle législation est très critiquée car elle ne fait pas la distinction entre le loueur professionnel et une famille désireuse de louer son appartement durant les trois semaines de vacances d’été. Les autorités réussiront-elles à faire respecter cette interdiction? Les explications de Cyril Sauvageot, correspondant de Radio France Outre-Rhin :
"Il y a bien sûr l’effet dissuasif avec 100000€ d’amende, mais la Ville de Berlin compte surtout sur le civisme des habitants : un formulaire mis en ligne va permettre de dénoncer les loueurs Airbnb présents dans votre immeuble. De la délation pure et simple. Mais les Berlinois n’ont pas de souci avec ça. Ils en ont marre de voir défiler des touristes tous les week-ends dans leurs cages d’escalier surtout avec les nuisances, et les problèmes de voisinage qui en découlent."
Berlin : un exemple pour la Ville de Paris ?
En France les villes n’ont pas les mêmes pouvoirs qu’en Allemagne. En revanche Paris vient de décider de renforcer son corps d’inspecteurs qui fait la chasse aux meublés illégaux en les traquant sur internet d’abord, puis en se rendant sur place dans la foulée. L’enquêteur de Secrets d’Info a suivi deux inspectrices dans leur chasse aux locataires illégaux. Elle débute par une petite visite impromptue à 8h00 du matin dans le Marais. Une jeune Japonaise tout juste réveillée, leur ouvre la porte. L’appartement correspond à l’annonce identifiée par les deux agentes de la Ville de Paris. L’une d’entre elles fait le compte-rendu de la visite :
"La jeune femme nous a présenté un petit livret d’accueil concernant le ménage, la réception des clés. Maintenant on va vérifier auprès du propriétaire ce qui ne semble pas être sa résidence principale. On lui demande soit de régulariser en cessant l’activité ou en obtenant une autorisation auprès de la Mairie. Soit, s’il refuse la régularisation, de payer une amende de 25 000€."
Mais ces amendes sont-elles vraiment infligées ? Il y a eu seulement une quinzaine de condamnations en 2015. L’hôtelier Jean-Bernard Falco souligne le nombre ridiculement bas de contrôleurs même si on vient d’augmenter le contingent :
"Comment voulez-vous qu’avec 25-30 contrôleurs, vous puissiez contrôler 50 000 appartements ? Impossible ! Identifier de façon précise le loueur qui ne respecte pas la législation ? Puis aller sur place vérifier soi-même, en faisant le constat de l’illégalité de la situation ? Vraiment très compliqué !"
Exiger d’Airbnb de faire sa propre police
C’est sans doute ce qui va se passer à la fin du mois de juin 2016. Les sénateurs et les députés doivent adopter, dans le cadre de la loi numérique, plusieurs articles visant directement Airbnb. Une loi qui devrait, primo, obliger tous les loueurs à se déclarer en mairie ; et deuxio, obliger la plateforme à bloquer les propriétaires louant plus de cent-vingt jours par an. Pour le sénateur Jean-Pierre Sueur les plateformes ne peuvent pas échapper à leurs responsabilités :
"A partir du moment où Airbnb est dépositaire d’offres, il doit veiller à l’application de la loi. Si une loi dit 120 jours et qu’au-delà vous êtes dans l’illégalité, il revient à Airbnb d’appliquer la loi et de faire le ménage ! J’ai des collègues de différents groupes politiques qui voulaient des mesures plus rigoureuses."
Des mesures plus rigoureuses envisagées
Il serait notamment question d’une amende de 100 000€ par appartement non déclaré. Au final, un décret en fixera plus tard le montant exact. Mais un troisième article de cette loi va directement concerner Airbnb et ses concurrents : l’obligation pour ces plateformes de transmettre au fisc les données des utilisateurs.
Pour Pascal Terrasse, député et auteur d’un rapport sur le numérique récemment remis à Manuel Valls, le vrai problème est celui de la "fiscalité" :
"Cette plateforme récupère environ 20% des montants des transactions et ne paie pratiquement aucun impôt sur les sociétés en France. Les pouvoirs publics doivent trouver le moyen de fiscaliser cette entreprise qui fait du business sur notre territoire. Par ailleurs le prestataire, celui qui va louer comme un professionnel son appartement, passe aussi à travers les mailles du filet de la fiscalité_. Des deux côtés, il y a fraude fiscale. Tout le monde fraude__."_
Pour en finir avec cette situation, il faudrait « moraliser le système ». Mais un Airbnb totalement respectueux des législations en vigueur, avec des propriétaires soumis aux impôts et des annonces parfaitement légales, serait-il encore viable ?
Une enquête de Sylvain Tronchet
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