Saint-Denis, Ile-de-France, 13 novembre 2015. Le morceau d’un passeport syrien est retrouvé près du corps d’un des trois terroristes qui s’est fait exploser aux abords du Stade de France. Les enquêteurs vont le découvrir rapidement : le kamikaze avait utilisé un faux document d’identité syrien pour entrer en Europe. Il s’était mêlé à un groupe de migrants. L’Union européenne a fait part de son extrême préoccupation car Daech aurait en sa possession plusieurs milliers de passeports prêts à l’emploi. Enquête sur ces documents d’identité volés.
Daech : un stock colossal de faux papiers
L’organisation Etat islamique possède une réserve de plusieurs milliers de passeports syriens authentiques. Certains ont été récupérés sur des cadavres de civils ou de soldats de l'armée syrienne. Mais la très grande majorité ont été volés alors qu’ils étaient encore « vierges ». Les explications d’Alain Rodier , directeur adjoint du Centre Français d e Recherche sur le Renseignement (CF2R) :

Quand Daech et Al Qaeda ont conquis des régions entières, ils sont tombés sur des centres administratifs où il y avait non seulement des passeports vierges mais aussi les machines nécessaires à remplir ces vrais-faux papiers. Il suffisait donc de mettre une photo d’un individu, d’inscrire l’identité choisie et le terroriste en puissance avait des papiers plus vrais que nature et pouvait les utiliser et franchir toutes les frontières à sa guise.
Les services secrets occidentaux surpris par l'ampleur du phénomène
Les services de renseignement n’ignoraient pas queDaech fabriquait ses propres passeports, mais, encore récemment, ils ne semblaient pas avoir pris la mesure du phénomène. Ce sont les services secrets américains qui ont tiré la sonnette d’alarme, dans un rapport du « Homeland Security Investigations » publié le 2 décembre 2015_._ Ils admettent être passés complètement à côté de cette menace. Extrait_:_

Il s’est passé dix-sept mois depuis que des villes comme Raqqa et Deir-ez Zor sont passées sous le contrôle de l’Etat islamique . Il est donc possible que des individus venant de Syrie avec des passeports volés vierges aient voyagés vers les Etats-Unis. Si nous n’arrivons pas à contrôler la capacité qu’a l’Etat islamique de fabriquer des passeports, ses opérations continueront à augmenter et il parviendra à s’exporter au-delà des zones qu’il contrôle actuellement.
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Avec les assauts qu’il subit quotidiennement, Daech n'a pas les moyens d'envoyer des milliers de combattants en Europe ou aux Etats-Unis. Mais alors, que fait-il de ces passeports syriens ? Selon plusieurs sources de la communauté du renseignement, Daech organiserait le commerce illicite de ces documents d’identité, comme pour le pétrole ou les oeuvres d'art. L’hypothèse a été évoquée le 28 décembre 2015 par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve , dans une lettre adressée à ses homologues européens :

Selon plusieurs services de renseignement européens (…), ces milliers de passeports vierges volés par Daech en Syrie, en Irak, voire en Libye (…) se trouveraient désormais en Turquie et y feraient l’objet de trafics sophistiqués, après avoir été personnalisés et revendus sur place. Ce trafic de documents volés constitue une source de financement non négligeable pour le groupe terroriste.
Quand ils ne servent pas aux terroristes, ces passeports sont achetés par des Syriens qui n'en ont jamais eu, mais indispensables pour fuir les combats et circuler d'un pays à l'autre. Les migrants économiques sont aussi demandeurs : se faire passer pour un Syrien est en effet la meilleure façon aujourd'hui d'obtenir un statut de réfugié politique.
Le trafic de passeports : une aubaine pour les mafias
La Turquie est devenue l’antichambre de la crise syrienne. Les mafias y prospèrent, les réseaux de passeurs comme les trafiquants de faux documents. Il y est très aisé de trouver un passeport comme le raconte Taïm , journaliste syrien, réfugié en Turquie (le prénom a été modifié) :

Il y a plein de marchés pour le trafic de faux passeports, surtout dans les zones près de la frontière dans les provinces de Kilis et d’Antakya. Tu peux demander un passeport, tu choisis le nom et les informations que tu veux, ils te font le passeport de ton choix . Tu dois payer entre 1000 et 2000 dollars. Et si tu vas sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, en disant que tu cherches un passeport syrien, tu vas trouver plein de groupes pour cela.
Vrais passeports, fausses identités
Plus que la possibilité de voir Daech revendre des passeports, c’est l’utilisation de ces documents par des djihadistes qui inquiètent les autorités. L’organisation terroriste a élaboré plusieurs scénarios pour que ses combattants se déplacent sans se faire repérer. Depuis les attentats du 13 novembre, on sait que certains sont prêts à emprunter les routes migratoires, quitte à monter sur une embarcation de fortune pour rejoindre la Grèce , porte d’entrée du Vieux continent. C’est ainsi qu’ont procédé deux des kamikazes du Stade de France .
Le 3 octobre 2015, ils ont débarqué sur l’île de Leros . Les terroristes s’étaient mêlés à un groupe d’une centaine de réfugiés. Sur leur bateau, on l’a appris depuis, il y avait deux autres djihadistes qui seraient liés aux commandos du 13 novembre. Les deux hommes ont été arrêtés dans un foyer pour migrants en Autriche quelques semaines plus tard.
Les hommes de Daech ont bien été contrôlés à leur arrivée sur l’île de Leros . Les gardes-frontières ont regardé leurs passeports. De vrais passeports syriens… sur lesquels figuraient de fausses identités. Les djihadistes ont laissé leurs empreintes et leurs photos, mais ils ont pu passer sans encombre.
Pas de connexion internet sur les îles grecques
Sur ces îles grecques, ces « hot spots », les autorités grecques sont débordées. Les explications de Fabrice Leggeri , directeur de Frontex , l’agence européenne chargée de surveiller les frontières extérieures de l’Union __ européenne :

La première difficulté, c’est la masse. Pour vous donner un exemple, rien qu’au mois de janvier 2016, il y a près de 70 mille personnes qui sont arrivées irrégulièrement en Grèce. Et, là vous n’êtes pas dans un aéroport où vous pouvez faire les contrôles avec toutes les connexions internet, les équipements, etc. Vous êtes dans un lieu de fortune avec des difficultés de connexions, de réseaux, où vous devez essayer de faire au mieux !
Un manque inquiétant de coordination
C’est un fait : les gardes-frontières grecs ne disposent pas des équipements adéquats pour réaliser des contrôles poussés. Le 3 octobre, lorsque les hommes de Daech sont arrivés sur l’île de Leros , les autorités n’ont pas consulté les fichiers de police d’Interpol ou le fichier d’information Schengen . Ni la base SLTD d’Interpol . - « SLTD » pour « stolen and lost documents », un fichier gigantesque créé par Interpol après les attentats du 11 septembre 2001, où sont recensés les numéros de plus de 40 millions de passeports volés dans le monde.Selon Jean-Michel Brevet , patron du Bureau de la fraude documentaire à la Direction Centrale de la Police aux Frontières :

Tous les documents de voyage perdus ou volés doivent normalement être déclarés dans cette base. Grâce à cette interrogation qui est faite automatiquement aux frontières, on peut détecter des documents qui sont déclarés perdus ou volés
Pourtant, selon nos informations, dans ce fichier d’Interpol était répertorié depuis le 16 avril 2015 le passeport numéroté 0007773937 qu’a présenté l’un des terroristes duStade de France aux gardes-frontières. Ce document était signalé volé. Il faisait partie d’un lot de 1452 documents récupérés par l'organisation Etat islamique dans un centre administratif deRaqqa en 2013. En résumé : s’ils avaient pu consulter ce fichier, les policiers grecs auraient sans doute pu savoir qu’ils avaient face à eux un homme lié à Daech . S’ils ne l’ont pas fait c’est peut-être parce qu’ils sont débordés par un afflux de réfugiés, mais aussi parce que certains pays européens n’ont pas pris l’habitude de consulter cette base documentaire. Ce que regrette profondément Michael O’Connel , l’un des directeurs d’Interpol :
En fait, tous les pays, les 190 pays membres d’Interpol, ont accès à cette base de données ! Et ce qui est toujours frustrant pour nous, c’est que la visibilité et l’accès à ces données restent cantonnés aux principaux postes frontières C’est un point clé sur lequel ont insisté les ministres de l’Intérieur et de la Justice de l’Union européennes ces derniers mois. Pas seulement pour faire face à la crise migratoire, mais, d’une manière plus générale pour que la police soit en mesure de contrôler efficacement les allers et venues.
La Grèce est la cible de nombreuses critiques. Ses partenaires européens lui reprochent son inaction et son manque d’efficacité. Pourtant, la Grèce est épaulée par l’Union dans les « hot spots », notamment grâce aux quelques 700 agents de Frontex déployés sur place. L’agence européenne dispose d’une véritable expertise pour détecter les faux documents. Seulement, Frontex n’a pas l’autorisation de l’Union européenne pour procéder à des contrôles poussés sur le territoire grec. Une situation que le patron de l’agence, Fabrice Leggeri , juge aberrante :
Des déploiements d’équipements ont été demandés par les autorités grecques, de même un soutien financier : j’aurais la ressource budgétaire, la question n'est pas là. Malheureusement, je ne vois pas comment l’agence Frontex peut acheter des terminaux du « Système Information Schengen » (SIS) - fichier consolidé de toutes les polices de l'espace Schengen - pour les déployer en Grèce puisqu'elle n’a pas le droit de consulter le SIS ! Frontex s'est vu opposer un refus par le législateur européen dans la dernière décennie. Voilà donc le type de décisions prises il y a une dizaine d’années !
Remise en cause de Schengen
Pour Fabrice Leggeri , le fonctionnement de l’UE montre d’autres aberrations encore. Lorsque les réfugiés et les migrants arrivent sur le sol européen, ils sont soumis à une prise d’empreintes digitales. Ces empreintes sont censées être répertoriées dans un fichier appelé « Eurodac » :
Si un migrant enregistré dans un hot spot à Lesbos en Grèce, est relocalisé, via sa demande d'asile, en France, Allemagne ou Suède, on doit pouvoir le retrouver dans la base européenne Eurodac. Malheureusement, on n’a pas de solution technique européenne car on a laissé à chaque Etat membre des solutions nationales ! Le résultat : des systèmes techniques qui parfois ont du mal à fonctionner ensemble. Les Etats ne doivent pas seulement se contenter d’approuver l’augmentation d’un budget ! Qu’ils nous envoient des gardes-frontières, c’est très bien, mais qu’ils acceptent aussi un certain nombre de standardisations. La complexité inutile fait perdre du temps et de l’efficacité.
Ce manque d’efficacité de l’Union, les policiers de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI ) l’ont constaté en enquêtant sur le parcours d’un des kamikazes du Stade de France depuis son arrivée sur l’île de Leros le 3 octobre 2015. La France a demandé aux pays de l’Union de transmettre leurs informations concernant les déplacements du terroriste. Dans leur procès-verbal, la conclusion des policiers est assez stupéfiante. Selon les autorités grecques, l’homme - qui se faisait appeler d’Ahmad al Mohammad - était encore localisé sur leur territoire le 8 octobre. Or, il était aussi enregistré en Serbie le 7 octobre, puis en Croatie le 8 octobre.

Des contrôles aux frontières aléatoires voire inefficaces, un système Schengen défaillant, dans un contexte de forte menace terroriste, cela inquiète les polices européennes. La question est très sensible. En France, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) surveille de très près les camps de transit de migrants. L’accent est mis notamment sur l’analyse de la téléphonie, sur le trafic des communications. En cas de de doute, des vérifications sont réalisées, notamment dans la jungle de Calais, comme le raconte Gilles Debove , délégué du syndicat SGP Unité Police –FO :
A la moindre information qui pourrait nous permettre de déjouer ou de découvrir quoi que ce soit, il y a des perquisitions administratives qui sont menées dans le camp . Il y a quelques jours encore, c’était dans un restaurant afghan. Apparemment, c’était un ancien taliban qui tenait un commerce. On suspectait la présence de kalachnikovs. La perquisition n’a rien donné mais le mérite est d’avoir levé le doute et de continuer les recherches.
D’autres techniques pour arriver en Europe
Si des djihadistes se sont mêlés aux réfugiés pour entrer en Europe, ils sont certainement très peu nombreux. Daech a imaginé d’autres scénarios pour faire voyager ses combattants sans que ceux-ci subissent les moindres contrôles. C’est sans doute ce qu’est parvenu à faire le coordonnateur des attentats de Paris, Abdelhamid Abaaoud . Il était connu et fiché par toutes les polices. Malgré cela, il a séjourné en Grèce à plusieurs reprises ces dernières années. Les services secrets marocains prétendent même qu’il était sur l’île de Léros à la fin du mois de septembre 2015. Comment a-t-il fait pour éviter d’être repéré ? Alain Rodier , du CF2R , à son idée sur la question_:_
On parle beaucoup des embarcations de fortune, on parle moins des jet-ski qui rejoignent les îles grecques. Le passeur embarque une personne derrière lui : un moyen très sûr pour la déposer sur une île grecque. On oublie aussi les yachts, volés puis utilisés pour embarquer un certain nombre d’individus. Ces gens-là payent bien sûr extrêmement cher leur passage mais ils sont assurés d’arriver de façon quasi-légale en Europe.
Il y a moins compliqué. La plupart des hommes liés à l’organisation de l’Etat islamique prendraient tout simplement l’avion pour voyager ! Daech utilise un système plutôt rusé pour faire voyager ses combattants presque incognito : on appelle ça la technique du « look alike ». Elle consiste à usurper une identité et à se « faire la tête de l’autre ». Prenons un exemple : en juillet 2015, un djihadiste français qui rentrait de Syrie a été arrêté à Prague . L’homme est bien connu des services français, il est considéré comme dangereux. Il a tenté de rejoindre Paris avec un passeport suédois authentique. En fait le document appartenait à un autre combattant, de nationalité suédoise, sans doute mort au combat. Le Français ressemble à la photo du passeport suédois. En se faisant passer pour un autre, le djihadiste espérait passer sous les radars de l’antiterrorisme français.
L’Europe et la biométrie
Si la technique du « look alike » est assez culottée, elle ne serait pas infaillible, à en croire les partisans de la biométrie. Les contrôles biométriques , ce sont les contrôles des empreintes digitales - l’iris, la reconnaissance vocale ou encore faciale. La biométrie n’est pas encore utilisée aux frontières européennes. L’entreprise française Morpho - du groupe Safran - est pourtant l’un des leaders du marché. Ses clients : Interpol ou le FBI. Elle a développé un système de reconnaissance faciale qui pourrait être mis en place dans les aéroports et qui permettrait selon sa présidente, Anne Bouverot , de lutter contre la fraude documentaire :

Si on ne fait que vite regarder la photo et le porteur, on verra effectivement, qu'il y a une ressemblance. Si, en revanche, on lit la puce du passeport et qu’on compare avec des algorithmes de reconnaissance les informations sur cette puce et la personne en face, au moyen d’une photo ou d’une capture d'écran de smartphone par exemple, on peut de manière très fiable dire si c’est la même personne ou non . Ces algorithmes de reconnaissance faciale permettent d’ailleurs de reconnaître un individu même si la photo du passeport est ancienne, ou s'il a changé d’apparence, y compris en cas de chirurgie esthétique !
La France serait favorable à la mise en place de systèmes de reconnaissance faciale dans les aéroports et aux frontières. L’Union européenne s’apprête à tester un programme de « frontières intelligentes » qui s’appuiera en partie sur la biométrie. Mais l’Europe, depuis des années, freine des quatre fers sur ces questions. Elle redouterait le phénomène « Big brother ». Les explications du commissaire de la Police aux Frontières, Jean-Michel Brevet :
Chaque fois que vous mettez en œuvre un élément biométrique se pose un problème de libertés individuelles. Au niveau européen, la CNIL européenne a des exigences très fortes. Il faut vraiment qu’il y ait un accord sur le sujet. Les temps sont durs et nécessitent qu’on aille de l’avant dans ce domaine pour permettre d’assurer davantage la sécurité de nos concitoyens sur le plan européen.

Une enquête d' Elodie Guéguen
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