Dans les secrets de la FIFA : le pacte Havelange-Blatter (1)

France Inter
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Première partie de l'enquête de Benoît Collombat

Sur le papier, la FIFA est une association à but non lucratif de droit suisse fondée en 1904. Mais dans les faits, c’est une association qui brasse aujourd’hui des milliards. La FIFA regroupe 209 fédérations de football dans le monde. Cela représente plus de pays que les Nations Unies. L’organisation dispose d’un budget de cinq milliards de dollars, avec des réserves financières d’un milliard et demi. Ses revenus ont été multipliés par vingt en vingt ans. Le Brésilien Joao Havelange a « mondialisé » l’organisation dans les années 1970, tout en ouvrant la voie à la corruption. Sepp Blatter finira pas s’entendre avec Havelange. Un pacte pour ne surtout rien changer.

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Certains acteurs de premier plan de cette histoire secrète le reconnaissent aujourd’hui : au fil des ans, la FIFA a mis en place un système qui laisse le champ libre à la corruption.

« Un filet de pouvoir autour du monde »

Selon Guido Tognoni, conseiller de Sepp Blatter de 1984 à 1995 puis de 2001 à 2003 :

La FIFA a établi un filet de pouvoir autour du monde qui est parfois plus fort que le filet des gouvernements. Elle intervient et protège les membres corrompus des associations. Ça, c’est un élément mafieux !

Comment arroser les petites fédérations pour être président à vie !

Comment en est-on arrivé là ? Au niveau institutionnel, l’organisation fonctionne avec le président de l’institution qui est élu par les 209 associations sportives de la FIFA, et, selon le principe établi : un pays égal une voix quel que soit la taille du pays. Précisions de Christian Rappaz , journaliste à l’hebdomadaire suisse «L’Illustré » :

Christian Rappaz
Christian Rappaz
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

En arrosant les petites fédérations qui ont la même voix que les grandes, on s’attache leur adhésion. A l’arrivée, on peut quasiment être président à vie !

« Monsieur 10% », la taupe du FBI

Le président de la FIFA doit composer avec un « gouvernement » qu’il n’a pas choisi : un comité exécutif, composé d’une vingtaine de personnes. Il est désigné par six confédérations qui représentent les grandes parties du globe : l**’Afrique, l’Asie, l’Europe,** un bloc Amérique du nord-Amérique centrale-Caraïbes, l’Océanie et l’Amérique du sud . Au final, ce sont donc les responsables de ces confédérations qui détiennent les clés du pouvoir de la FIFA, comme le décrypte Eric Champel, journaliste à « France Football » [Voir bibliographie ci-dessous] :

Eric Champel
Eric Champel
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

Beaucoup de confédérations pratiquent le vote par bloc. Elles donnent des consignes de votes à leurs fédérations au moment des élections. D’où la nécessité pour Blatter de rester proche de ces confédérations.

Plusieurs anciens responsables de la CONCACAF - Confédération d’Amérique du nord, d’Amérique centrale et des caraïbes - sont aujourd’hui poursuivis par la justice américaine. C’est le cas de l’ancien vice-président**, Jack Warner** , ou de l’ex- secrétaire général de la CONCACAF , Chuck Blazer . Surnommé « Monsieur 10% », ce dernier est devenu « une taupe » du FBI au sein de la FIFA afin d’échapper aux poursuites du fisc américain.

« Un système mafieux se met doucement en place »

Les origines de ce « système FIFA» remontent à l'année 1974, avec l’élection du brésilien Joao Havelange , à la tête de la FIFA, contre le britannique Stanley Rous . Havelange est un puissant homme d’affaires proche des dictatures sud-américaines. Il va profondément modifier le visage de la FIFA .

L’ancien journaliste à «L’Equipe » et à « France Football », Jacques Ferran , 95 ans, a connu tous les protagonistes de cette histoire :

Jacques Ferran
Jacques Ferran
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

Havelange était un homme de pouvoir et d’autorité. Son arrivée a eu un double effet. Le football a été transfiguré, il s’est mondialisé, alors que la FIFA était jusque-là un peu en sommeil. Mais en même temps, les arrangements ont commencé à se multiplier. Une espèce de système mafieux s'est doucement mis en en place.

Le patron d’Adidas ouvre les vannes de l’argent

L’élection de Joao Havelange correspond à l’explosion de l’argent des sponsors, des marques de sport et des droits TV. Un partenariat stratégique est ainsi conclu avec la boisson Coca Cola . Cette alliance entre le sport et les affaires est orchestrée par deux hommes de l’ombre : l’ancien journaliste anglais Patrick Nally et, surtout, le patron d’Adidas, Horst Dassler . L’ex-bras droit de Blatter , Guido Tognon i s’en souvient bien :

Avec Horst Dassler, l’argent a commencé à affluer. Les présidents des associations sportives ont commencé à voir les privilèges du profit. Ils ont oublié toute éthique et considéré le sport comme un supermarché où on peut acheter sans payer.

L’ascension fulgurante de Sepp Blatter

En 1975, Sepp Blatter est recruté par le patron d’Adidas comme « directeur technique ». Il a le bon profil : polyglotte, il a été secrétaire général de la ligue de hockey suisse, et a notamment travaillé pour les chronomètres Longines aux Jeux Olympiques de Munich , en 1972. Peu à peu, Blatter – rémunéré, au début, par le patron d’Adidas - gravit les marches du pouvoir, au sein de laFIFA . En 1981, il devient secrétaire général de l’organisation, le « bras droit » de Joao Havelange .

En 1982, Sepp Blatter et Joao Havelange
En 1982, Sepp Blatter et Joao Havelange
© NL-HaNA, ANEFO @Wikicommons - NL-HaNA, ANEFO @Wikicommons

« Havelange est corrompu… mais il me tient ! »

Une scène, restée jusqu’ici secrète, en témoigne. Nous sommes en juin 1983, au Mexique . Le président de l’UEFA , vice-président de la FIFA et patron de la fédération italienne de football, Artemio Franchi, se confie alors au journaliste Jacques Ferran qui raconte pour la première fois l’épisode au micro de Secrets d’Info :

Artemio Franchi m’a dit : « Je suis dans une position impossible. Havelange m’a nommé président de la commission des finances de la FIFA. Or je viens d’apprendre des choses terribles au sujet d’Havelange ! Par exemple, il se fait payer une voiture de fonction quatre fois par plusieurs pays. Je sais qu’il est corrompu, mais je ne peux pas le dire publiquement ! Havelange me tient car l’Italie veut organiser la coupe du monde en 1990. Il m’a mis à ce poste parce qu’il sait que si je dénonce ses manœuvres, l’Italie ne décrochera pas la coupe du monde ».

Et Jacques Ferran de conclure : __

C’était la façon de procéder de ces gens-là

Le « pacte du silence » Havelange-Blatter

Face à un tel système, au début des années 1990,Blatter aurait envisagé de dénoncer le président Havelange , avant finalement de se raviser. Jacques Ferran poursuit son récit :

Au début, Blatter ne voulait pas entrer dans les méthodes de corruption de Havelange, un système de plus en plus mafieux avec la complicité notamment des Sud-américains. Dans les dîners organisés par la FIFA, Blatter se trouvait en bout de la table, au lieu d’être à une place d’honneur. Il était déjà éjecté moralement de la FIFA, parce qu’on savait qu’il préparait un putsch contre Havelange. Finalement, les deux hommes décident de devenir complices au lieu d’être des rivaux mortels. Ils concluent un pacte. Ils décident qu’en 1994, Havelange sera une nouvelle fois réélu, mais qu’en 1998, il consentira enfin à s’en aller pour laisser sa place à Blatter. Bref, ils se sont arrangés.

Un rapport confidentiel accablant pour la FIFA

En 1998, Sepp Blatter succède, comme prévu, à Joao Havelange . Le « système Havelange » devient, en quelque sorte, « le système Blatter » que certains tentent pourtant de dénoncer de l’intérieur, comme l’ancien secrétaire général de la FIFA , Michel Zen-Ruffinen . En 2002, celui-ci rédige un **rapport confidentiel ** accablant pour l’organisation dans lequel il dénonce le verrouillage de la FIFA et le versement d’argent incontrôlé. Il est notamment question de 100 000 $ accordés indument à un membre du comité exécutif ou encore de deux fois 25 000 $ promis à un arbitre nigérien pour qu’il fournisse des informations contre le président de la fédération somalienne qui avait eu le malheur de dénoncer l’irrégularité de l’élection deBlatter à la tête de la FIFA ! Le juriste Mark Pieth, qui s’est penché sur les comptes de l’organisation, confirme :

Mark Pieth
Mark Pieth
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

Il n’y avait pas vraiment de comptabilité raisonnable, avant 2002. C’était apparemment normal de pouvoir donner un million de dollars par an à un collègue sans qu’il n’en reste aucune trace dans la comptabilité… entre copains !

Insubmersible Blatter

Dans un premier temps, l’auteur du rapport, Michel Zen-Ruffinen, est soutenu par onze membres du comité exécutif de la FIFA . Une plainte contre Sepp Blatter est également déposée devant la justice suisse. Mais Blatter résiste. Contre vents et marées, il est réélu président de laFIFA en mai 2002. Le secrétaire général « rebelle » est licencié. Ceux qui l’avaient soutenu rentrent dans le rang. Quant à la plainte pour détournement de fonds, elle est finalement classée par la justice suisse.

Une société au cœur du « système FIFA »

Autre scandale finalement étouffé dans l’œuf : l’affaire ISL (International Sport and Leisure). Cette société de marketing fondée par le patron d’Adidas , Horst Dassler , gérait les droits marketing de la coupe du monde et arrosait au passage de hauts responsables de la FIFA , comme Joao Havelange . En clair, il s’agissait d’un système de rétro-commissions orchestrée par une société au cœur du « système FIFA. » comme le confirme le député suisse Roland Büchel , employé dans cette société au début des années 2000 :

Roland Büchel
Roland Büchel
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

ISL était la pièce centrale du système. Elle avait tous les contrats marketing au niveau mondial, et tous les contrats TV, sauf en Europe. C’était de loin la plus grande entreprise de marketing de sport à l’époque. Cent fois plus d’argent rentrait à la FIFA grâce à ISL.

« La FIFA s’est cru intouchable ! »

Mais l’affaire vire au fiasco. Trop de pots de vins, trop d’investissements hasardeux pour une société en situation de quasi-monopole. En 2001, ISL fait faillite. L’argent de la corruption apparait alors au grand jour. L’ex-collaborateur de Blatter, Guido Tognoni se souvient :

Guido Tognoni
Guido Tognoni
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

L’administrateur de la faillite est venu chez moi et m’a dit : « Nous avons un problème. J’ai trouvé d’immenses sommes de corruption. Que fait-on ? » J'en informe immédiatement Sepp Blatter. Il n’était pas du tout choqué, plutôt serein. En fait, Blatter savait tout. Cette affaire ISL a été un gigantesque avertissement sur la corruption, mais personne ne l’a pris au sérieux. Au contraire, la FIFA s’est crue intouchable !

Le double jeu de la FIFA

Après la faillite d’ISL , Sepp Blatter dépose plainte devant la justice suisse. Les investigations démontrent que les dessous-de-table correspondaient à de l’argent qui aurait dû revenir à la FIFA , que ce système était connu et que rien n’a été fait pour l’arrêter. Au total : plus de 100 millions € de pots de vins ont été versés dans les années 90.

François Rochebloine , député UDI et rapporteur d’une commission parlementaire du Conseil de l’Europe sur le sujet s’offusque :

LaFIFA servait finalement de couverture pour verser des pots de vin

Finalement, le dossier est suspendu par la justice suisse, à l’issue d’une transaction avec la FIFA , ce qui ne serait plus possible aujourd’hui. A l’époque, la corruption privée concernant les structures comme la FIFA n’étaient pas systématiquement poursuivie. Mais la législation suisse a changée récemment sur ce point. Autre changement législatif : les dirigeants du sport sont désormais considérés comme des personnes « politiquement exposées » et font l’objet d’un contrôle financier particulier.

Blatter : « Je n’ai pas de services de renseignements ! »

Quant à Sepp Blatter, il a toujours répété qu’ « il n’était pas le comptable de la FIFA » et donc qu’il ne savait pas vraiment ce qui s’y passait. Voilà ce qu’il rétorquait à un journaliste de la télévision suisse, en mai 2015 :

─ Que répondez-vous à ceux qui disent qu’il est impossible que vous n’ayez pas été pas au courant de ce qui se passait à la FIFA ?

─ Mais je n’ai pas de services de renseignements comme les Etats-Unis, la Russie, ou l’Allemagne ! Le football est basé sur la discipline, le respect et le fairplay.

Quand Blatter se prend pour le pape !

Malgré « le fiasco ISL », Sepp Blatter reste donc le patron du football mondial, dans les années 2000. Et comme toutes ces affaires ne l’ont pas fait tomber, il se sent vraiment intouchable et tout puissant comme le dévoile le président du club de football suisse – le FC SionChristian Constantin , un proche de Sepp Blatter :

Christian Constantin
Christian Constantin
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

Il s’imaginait être un candidat pour le prix Nobel de la paix ! Lors de l’élection du pape François, j’étais dans son bureau, à Zürich. Et avant même qu’on n’annonce officiellement le nom du nouvel élu, Blatter a dit tout fort : « Et le pape est… Sepp Blatter !» J'ai répondu qu’il était complètement dingue de se prendre pour le pape ! C'était une demi boutade. Cela montrait bien l’envie qu’il avait d’être à cette place-là. Le foot rend fada quand on est reçu partout comme un numéro un !

« Celui qui donne de l’argent n’est pas un corrupteur… c’est un politicien »

En tant que président de laFIFA , Sepp Blatter avait effectivement ses entrées dans les capitales du monde entier. Il se piquait également de jouer un rôle diplomatique, comme lorsqu’il s’est déplacé au Proche-Orient pour reconnaître la fédération de Palestine . Avec une vision de la politique très personnelle, selon le juriste Mark Pieth :

Un jour, Blatter m’a dit : « Vous ne pensez tout de même pas que j’ai pris de l’argent ! ». Je lui ai répondu que donner de l’argent, c’était aussi un problème ! Mais à ses yeux, corrompre semblait moins grave qu’être corrompu. C’est un politicien. La mafia tue des gens mais à la FIFA, on ne tue pas : on donne un avantage à un collègue et un ami, qui en contrepartie, devra redonner quelque chose.

Quand l’argent des programmes de développement s’évapore

Pour mieux assoir son influence, Sepp Blatter met également en place des programmes de développement comme le programme « Goal ». Si cet argent permet à certaines fédérations bien gérées de réaliser de véritables projets, c’est loin d’être toujours le cas. Ainsi, certain projet restent des « projets fantômes » ou ne vont pas jusqu’au bout. René Tael man , ancien sélectionneur de l’équipe nationale béninoise, en témoigne :

René Taelman
René Taelman
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

Je voulais mettre en place une structure de formation au Bénin. Mais rien n’a été achevé. Le terrain et les murs sont à l’abandon. En principe, il y a un contrôle. Au Bénin, c’était un ancien international camerounais. Il est venu, il a vu et rien n’a bougé ! C’est un gros gâchis financier. Cet argent est allé dans les poches de certains dirigeants .

« Père Noël » Blatter au Pérou

Ces programmes de développement « à la sauce Blatter » sont particulièrement actifs en période électorale, raconte Eric Martin, président de « Transparency International Suisse » :

Eric Martin
Eric Martin
© Benoit Collombat/RF - Benoit Collombat/RF

J’ai vu Blatter en action sur le terrain, en campagne pour sa réélection, lorsque j’étais ambassadeur au Pérou. Il arrivait avec des cadeaux, offrait des stades, un peu comme une agence de développement avec un crédit programme ! Ce n’est pas négatif dans l’absolu, mais l’objectif était de favoriser la réélection du président. Avec des retours d’ascenseur.

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