Disparaître sans laisser d'adresse

Disparaître sans laisser d'adresse.
Disparaître sans laisser d'adresse. ©Getty - Melanie Acevedo
Disparaître sans laisser d'adresse. ©Getty - Melanie Acevedo
Disparaître sans laisser d'adresse. ©Getty - Melanie Acevedo
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Chaque année, des milliers de personnes disparaissent en France. Ces disparitions volontaires inquiètent autant qu'elles fascinent. Pourquoi ce phénomène nous questionne-t-il autant ?

Les faits divers et les affaires criminelles fascinent depuis toujours. Mais il y a autre chose, à n'en pas douter, derrière notre passion collective pour l'affaire Dupont de Ligonnès. Nous en parlions hier : le magazine Society, qui propose une vaste enquête sur cette affaire, s'arrache chez les marchands de journaux. Ce qui captive ici, c'est la disparition. Comment a-t-il fait pour s'évaporer ?  

La disparition ne concerne pas seulement les meurtriers en cavales. 

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Chaque année, en France, 2500 adultes choisissent de s'évaporer, sans donner de nouvelles à leurs proches  

Y avez-vous déjà pensé ? Se soustraire à ses obligations, se réfugier sur une île déserte, se planquer quelque part où personne ne vous connait, et recommencer. 

Voilà notre sujet : la disparition volontaire. Phénomène massif au Japon, notamment. Ce sont des histoires souvent glaçantes, terrifiantes... mais qui racontent beaucoup sur une société, sur le poids de la honte et sur la difficulté d'être soi.   

On en parle avec nos invité.e.s : 

  • David Le Breton, professeur à l'université de Strasbourg, et auteur du livre Disparaître de soi aux éditions Métailié et Marcher la vie aux mêmes éditions.
  • Léna Mauger, rédactrice en chef  des revues 6 mois et XXI, dont le numéro d'été est paru le 10 juillet.
  • Cédric Aurain, metteur en scène et auteur de la pièce Disparu, qui sera en tournée la saison prochaine.

Retrouvez ci-dessous des extraits de l'émission

Différentes façons de disparaitre

Que se passe-t-il quand quelqu'un craque et décide de tout quitter : son travail, sa famille, ses amis, quand il décide de s'évaporer ? Que se passe-t-il pour lui, pour elle et pour ses proches ?

David Le Breton : 

Nous avons aujourd'hui de plus en plus de difficultés à vivre avec soi. Nous sommes de plus en plus saturés, écrasés par nos responsabilités sociales, professionnelles, amicales, familiales, etc. Je pense qu'il y a un certain nombre de gens qui craquent. 

Le sociologue distingue différentes formes de "disparition de soi" :

  • les disparitions volontaires (dont il est question dans cette émission), c'est-à-dire ces hommes et ces femmes qui partent sans laisser d'adresse. 
  • mais aussi, par exemple, les dépressions, les burn-out, [ceux] qui ne sortent plus de chez eux et qui s'enferment dans une sorte de grève du lien social
  • Il y a aussi des formes heureuses de disparition de soi : […] énormément de gens trouvent des manières heureuses de disparaître à travers le voyage, à travers des longues marches, à travers des retraites. 

Plus loin, le sociologue dit aussi : "Il est relativement facile, à un moment ou un autre, de vivre une disparition volontaire, c'est-à-dire essayer de se reconstruire ailleurs, de recommencer sa vie ailleurs, dans une autre vie, dans un autre pays, dans un autre monde. Mais il y a aussi des manières de disparaître en restant là

Je pense énormément aux conduites à risques de nos jeunes parce qu'elles sont toutes marquées du sceau de la disparition de soi. C'est caricatural  dans la recherche du coma éthylique : boire non pas pour une ivresse, mais pour ne plus être là. C'est-à-dire qu'au bout d'un moment, il n'y a plus qu'un corps, mais plus personne dedans, provisoirement".

On retrouve ça également dans les différentes formes de toxicomanie, dans l'addiction à l'internet ou aux jeux vidéo, etc. : ce sont autant de manières de se dérober à un rapport au monde qui est trop intolérable, qui est difficile à vivre. Et on a envie d'être ailleurs.

Capture d'écrans
3 min

"Je" est toujours une position d'instabilité, qui doit être nourrie par un goût de vivre qui, parfois, se dérobe".  

Le cas particulier des disparitions au Japon

Chaque année au Japon, 100 000 personnes disparaissent sans laisser d'adresse. "C'est l'équivalent d'une ville entière qui disparaitrait chaque année", souligne Léna Mauger. 

"Il y a autant, finalement, de motifs la disparition de disparus. Au Japon, on part parce qu'on a perdu son travail, on part parce qu'on a échoué à un examen et qu'on n'ose pas le dire à ses parents… À chaque fois, on part parce qu'on a le sentiment d'avoir échoué et on a honte de quelque chose. Ce sentiment de honte est vraiment très fort au Japon. 

Finalement, il y a deux formes de disparitions : 

  • la disparition totale (on se suicide) 
  • et l'évaporation (une disparition sociale)."

Pour retrouver des évaporés, Léna Mauger a été aidée par des "fixeurs" (traducteurs) sur place. "Mais surtout, [elle] s'est aperçu qu'il y avait finalement des lieux de la disparition : des quartiers où vont se terrer, et chercher du travail, ceux qui ont voulu échapper à la pression sociale. En y allant régulièrement pendant cinq ans, nous avons peu à peu retrouvés des disparus, qui nous ont raconté leurs histoires". 

Par exemple, un étudiant : "Il est issu d'une grande famille, tout allait bien dans sa vie. Et puis il avait énormément de pression sociale pour réussir, ses parents lui donnaient des cours du soir… 

Il fallait que je réussisse cet examen-là. J'ai échoué. Je suis parti. 

Nous, on ne comprend pas, mais pour lui, c'était une évidence. Il n'avait pas le choix".

Comment vivent les disparus ?

Comment, dans un pays moderne, avec toutes les technologies d'aujourd'hui, on peut vivre sans avoir d'adresse, sans avoir de carte bancaire, sans finalement avoir une identité ?

Léna Mauger : "Au Japon, c'est qu'il y a peu d'immigration et donc ces disparus sont un peu l'équivalent de nos sans papiers, et font tous les petits boulots que personne ne veut faire : manœuvres sur les chantiers, plongeurs dans les restaurants… 

Il y a véritablement un monde parallèle dans ce Japon, au pied des gratte-ciels

Comment vivent ceux qui restent après une "évaporation" ?

La disparition volontaire peut aussi se raconter du point de vue de ceux qui restent.

C'est le sujet de la pièce de Cédric Aurain, inspirée d'une histoire vraie, en France. "Ce qui m'a surtout fasciné, c'était le témoignage de la mère du disparu" explique le metteur en scène ": la grande conviction et la grande foi qu'elle avait dans l'attente de son retour. Quarante ans après la disparition, elle continue d'attendre le retour de son fils. Comment faire pour vivre avec cette attente, avec cette absence ?"

La dernière fois qu'elle a vu Vincent, sa mère n'a rien remarqué de particulier. Elle n'a pas vu les signes qui auraient pu laisser penser qu'il allait partir. Et c'est l'une des questions qui la hantent tous les jours depuis 40 ans. "Elle n'est pas tellement dans un processus de deuil, plutôt dans un processus de recomposition" explique Cédric Aurain, "comme si elle avait un puzzle devant elle et qu'elle essayait de le reconstituer avec à chaque fois une pièce qui manque".

Pour en savoir plus, écouter l'émission

Programmation musicale 

  • Christine and the Queens : "Je disparais dans tes bras"
  • Gabriels : "In loving memory"

L'équipe