Les paradis perdus de J. M. G. Le Clézio : "Écrire, c'est s'exercer à voir avec les yeux que l'on n'a pas"

Jean-Marie Gustave Le Clezio à Montréal, Canada, le 15 octobre 2008.
Jean-Marie Gustave Le Clezio à Montréal, Canada, le 15 octobre 2008.  ©Getty - Pedro RUIZ/Gamma-Rapho
Jean-Marie Gustave Le Clezio à Montréal, Canada, le 15 octobre 2008. ©Getty - Pedro RUIZ/Gamma-Rapho
Jean-Marie Gustave Le Clezio à Montréal, Canada, le 15 octobre 2008. ©Getty - Pedro RUIZ/Gamma-Rapho
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L'auteur signait son grand retour au roman avec "Alma", un voyage initiatique en même temps qu'une histoire consacrée à l'île de ses ancêtres. L'occasion de revenir sur son modèle de littérature, unique, jonglant entre les mémoires de sa propre existence et la retranscription d'un monde complexe en besoin d'aventures.

Dans "Alma" aux Editions Gallimard, le narrateur (sorte d'avatar du romancier) part la découverte de ses racines l'âge adulte. Jean-Marie Gustave Le Clézio rappelle le passé violent et esclavagiste de l'île Maurice, enfoui de nos jours sous l'éden touristique. 

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Il croise les récits de deux narrateurs, Jérémie Felsen et Dominique, qui sont en quelque sorte les deux faces de sa propre personnalité : 

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  • Jérémie, européen, part à l'île Maurice sur les traces de ses ancêtres colons, et des dodos. Les dodos sont ces gros oiseaux incapables de voler, qui ont été exterminés par les colons. Ce sont les premières victimes de ce paradis saccagé par les hommes. 
  • Dominique, son lointain cousin, alias "Dodo", est un clochard mauricien. Défiguré par la lèpre, il représente les exclus de la société, comme les oiseaux massacrés et disparus sans laisser de traces. Les deux personnages ont en commun Alma, l'ancien domaine des Felsen rasé par les bulldozers et remplacé par un supermarché pour touristes. 

Dans ce roman, l'auteur y poursuit son travail de regard, d'exploration des sens, d'une histoire très douloureuse, du post-colonialisme ainsi exhumé puis décliné dans différents registres à la fois poétiques, politiques et convulsifs. 

Retour sur un pragmatisme littéraire forgé depuis l'enfance

Car, il y a eu avant tout ce petit garçon qui, à Nice, se tenait sur ce balcon qui donnait sur la mer, et observait la vie. Très tôt, il a su immobiliser son corps et regarder l'espace environnant avec un regard critique grâce à ce que ses proches lui donnaient à voir : ce que sa mère, sa grand-mère et surtout son grand père lui racontaient. Des mots qui lui firent déjà prendre conscience de la réalité de la vie à l'époque, malgré le choix des mots doux et rassurants que lui exprimèrent sa famille. Des sentiments qui ressurgissent toujours 60 ans après. 

C'était un monde en chaos, avec les bateaux coulés par la guerre. En plus de l'autre dimension qu'on me racontait, il fallait que je vois de l'autre côté de cette mer fermée qui était devant mes yeux

Une histoire familiale qu'il a toujours su remarquablement traduire et partager en filigrane, dans chacune de ses œuvres et ce depuis le premier livre Le procès verbal. Des années terribles avec l'Occupation allemande qui furent soulagées par cet imaginaire dans lequel son entourage l'a conduit à se réfugier pour mieux vivre la réalité. Mais c'est la guerre qui a rendu plus forte sa sensation d'exister. 

Tout cela m'est revenu petit à petit dans ce que j'écrivais, j'ai senti que j'avais besoin de le raconter. J'ai grandi au milieu de ces gens qui n'existaient plus et qui cultivaient la nostalgie

Entre immobilité, marginalité et errance littéraire

Son premier ouvrage a fait beaucoup de bruit dans le monde de la littérature contemporaine avec un personnage de fiction qui, à postériori, lui ressemble plus qu'on ne le pense, incarnant ce sentiment d'immobilité du corps et de mobilité dans la façon de regarder un espace extérieur qui pénètre très sensiblement à l'intérieur de son propre être, sans jamais vraiment prendre conscience de ce qui est en train de se produire. Mais il sait au plus profond de lui-même que quelque chose le saisit véritablement. 

Son œuvre repose sur une longue histoire de prise de conscience entre une personnalité singulière qui communique avec la réalité extérieure. Il explique combien il tient à formuler une certaine capacité de se projeter dans l'avenir, d'imaginer son propre se mouvoir dans sa propre immobilité. 

C'est ma manière de mettre mon esprit en action et faire en sorte que l'écriture puisse libérer un peu cet esprit

Il présente une autre façon de voir notre monde contemporain, le voyant comme une sorte de tissu continu, avec un regard innocent, démobilisé sur le monde qui, suivant son flair, se laisse porter par ses sensations. Dans "Alma", c'est Dominique, le Mauricien, dit Dodo, dans "Le procès verbal", c'est Adam.

Ils retranscrivent combien il a toujours été porté par une âme quelque peu fugitive, errante, voyageuse pour mieux composer avec la vie, racontant son côté vagabond qui lui a toujours rappelé qu'il était possible de vivre autrement, en marge, et avoir un regard bienveillant sur tout ce qui l'entoure car 

Écrire, c'est un peu une certaine façon, s'exercer à voir avec les yeux que l'on n'a pas, être un peu à côté de soi-même

La philosophie d'une vie plurielle

Dans "Alma", l'auteur entend déconstruire toute idée d'unité du roman, plongeant son spectateur dans différentes directions. Il cherche à ce qu'ils puissent s'identifier à plusieurs personnages dont tous parcourent, toujours, ses propres territoires de mémoire. Le sentiment de ne jamais se sentir seul est primordial dans son œuvre pour tenter de changer d'histoire et de mémoire quand on le souhaite.

J'ai du mal avec les livres à une seule histoire. Je pense que nous n'avons pas qu'une seule vie, nous en avons plusieurs et j'entends connaitre tous les détours de notre histoire commune

"Non, mourir, ça ne me fait vraiment pas envie parce que ça ne doit pas être tellement reposant d'être mort"

C'est une des phrases qu'il emploie dans son tout premier livre Le procès verbal et que l'on retrouve presque dans "Alma", par laquelle Jean-Marie Gustave Le Clézio livre une certaine conception littéraire de la mort selon laquelle elle ne se repose jamais et hante sans arrêt l'existence et la vie elle-même. 

J-M-G Le Clézio : "C'est quelque chose qui revient régulièrement, ce sentiment que les morts ne se reposent pas, que les morts continuent à vous fréquenter à circuler, à vous donner des indications ou, au contraire, à vous présenter des pièges. Ils ne sont pas nécessairement très bienveillants. Ou peut-être qu'ils le sont au fond, sinon nous ne vivrions pas".

Programmation musicale

  • Le boléro de Ravel par le London Orchestra 
  • Générique : Veridis Quo des Daft Punk 

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