

Les morts peuvent faire agir les vivants, mobiliser ceux qui restent autour de questions qui touchent à la vie collective, à l’érosion des liens sociaux, à des événements qui les dépassent, dont l’ampleur, ou la violence, pourrait les détruire, annihiler ce à quoi ils sont attachés.
- Vinciane Despret philosophe, professeure de philosophie à l’université de Liège
Un autre deuil, ou comment les morts peuvent aider les vivants à transformer le monde
Vinciane Despret nous raconte cinq histoires où des morts proches ou éloignés dans le temps ont obligé les vivants à leur donner une nouvelle place. Ils s'appelaient Annick, Christophe, Benoît, Jean-Baptiste Petit et Pierre Vaux. Ces morts « insistent » parce qu’il y a eu quelque chose d’injuste dans le sort qui a été le leur : victimes de violence, commandos d’Afrique et de Provence sacrifiés politiques à la raison du plus fort… Ceux qui restent ont décidé de répondre à cette insistance en commandant une œuvre grâce à un protocole politique et artistique nommé le programme des Nouveaux Commanditaires. Ce protocole consiste à choisir un artiste, et à décider en commun d’une œuvre.
Vinciane Despret s'est particulièrement intéressée aux œuvres commandées dans le cadre de ce protocole où la demande d’œuvre émergeait suite à un décès – qu’il soit proche ou éloigné dans le temps.
Un médiateur culturel est alors désigné, qui cherche l’artiste contemporain le plus à même d’explorer la forme que prendra cette commande, en tenant compte des souhaits, et des besoins qui se sont exprimés. Un jardin perpétuellement fleuri, des obélisques, un pont sans fin, des souvenirs dans des lieux aussi différents qu'à Diest, Chacenne en Franche-Comté, à Offemont dans le Territoire de Belfort, à Longepierre, ou au Bataclan à Paris, seront réalisés. Mais l’œuvre qui sera produite n’est pas seule à donner une forme à des questions, des difficultés, des problèmes vitaux ou sociaux, des inquiétudes, ou des bouleversements. Car d’autres choses vont prendre forme au cours de l’élaboration de la commande : cette démarche va transformer en profondeur les commanditaires.
L'œuvre d'art et la perte
Quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d'art et un acte de résistance alors que les hommes qui résistent n'ont ni le temps, ni parfois la culture nécessaire, pour avoir le moindre rapport avec l'art ? Pour Vinciane Despret : « Dans chacune des commandes où une œuvre d'art a été faite, parce que quelqu'un est décédé et que cette mort apparaît comme injuste et irremplaçable, l'œuvre d'art ne va surtout pas la remplacer. La question est de savoir ce qu'on peut faire pour ceux qui ne sont plus là.
Le deuxième point qui est très important, que j'ai constaté chez toutes les personnes commanditaires d'une œuvre d'art. Comme quelque chose s'est passé, qui ne devait pas se dérouler d'une certaine manière, ils se mettaient à fabuler. Fabuler, ce n'est pas rompre avec la réalité, au contraire, c'est s'ancrer encore plus dans le réel, pour intensifier et pour faire sentir des possibles qui, normalement en d'autres temps, ne sont pas sentis. »
Une enquête auprès de ces nouveaux commanditaires
Vinciane Despret a mené une enquête sur ce qu'on appelle les nouveaux commanditaires. Par exemple, les habitants d'un village qui commande à un artiste, une œuvre que ce soit une peinture, une sculpture, un livre, une musique en mémoire de quelqu'un qu'ils ont perdu : « Mon enquête se concentre sur un petit moment de ce protocole artistique. Il a été mis en œuvre par le photographe François Hertz en se posant simplement la question : si les États, les banques, les entreprises ont le droit de commander des œuvres d'art, pourquoi les citoyens n'auraient pas le droit ? »
Les artistes vont alors s'octroyer un récit à partir de celui des commanditaires : « Chaque commande d'œuvre est singulière et particulière. Ces œuvres font fabuler, c'est-à-dire qu'on recrée du récit et ce, dès la commande, parce que la commande demande une histoire. L'œuvre va venir s'y positionner ensuite. Ces œuvres portent une question fondamentale : Qu'est-ce qu'on peut faire pour que ce présent, qui est le nôtre, porte encore des promesses qu'aurait voulu tenir celui qui est décédé ?»
La notion de sens commun et les récits de témoins
Dans cette émission, la philosophe évoque l'influence d'une autre philosophe, Isabelle Stengers qui a travaillé sur la notion de sens commun, et la méthode pour récolter des témoignages : « Mon travail auprès des gens qui ont des conversations avec les morts a été très influencé à la fois par cette notion de sens commun et par un livre d'Isabelle Stengers, "La Vierge et le Neutrino". Et aussi par du recueil de récits ; il est normal que les gens finissent par répondre de la manière dont on s'adresse à eux, c'est-à-dire de manière infantile, parce qu'on ne leur laisse pas le choix. Dans mon travail de recherche, j'ai réfléchi à comment je devais m'adresser aux gens, quels étaient les types de questions que je dois poser, quelle posture je devais prendre pour leur permettre d'être ceux qui vont m'apprendre quelque chose. »
Le témoignage de Louise
Louise a perdu son fils Stéphane dans l'attentat au Bataclan et son compagnon Julien. Que fait-on et comment répondre après une telle tragédie ? « Il faut être à la hauteur de la question. L'Amor Fati, c'est être digne des événements. Amor Fati, ce n'est pas accepter les événements et se plaindre, c'est justement se mettre en colère contre l'événement, lutter contre l'évitement, contre la mort que l'événement vous impose, c'est-à-dire la mort de votre pensée. » C'est en visitant une exposition à Madrid que Louise a découverte Guernica. Elle se dit alors que si le gouvernement espagnol a commandé à Picasso cette peinture, pourquoi le gouvernement français ne commanderait pas une œuvre pour les victimes des attentats du 13 novembre ? Elle va intervenir et écrire au président de la République, mais ça ne marche pas. C'est en voyant Patrick Boucheron dans son émission Quand l'histoire fait date, et en découvrant la peinture murale Le palais communal de Sienne de 1338 qu'elle décide de rencontrer l'historien qui, de fil en aiguille, l'a mise en contact avec le compositeur Béchara el-Khoury qui va composer "Il fait novembre dans mon âme". » Une œuvre musicale pour les victimes du 13 novembre au parcours rocambolesque.
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Vinciane Despret est philosophe, chercheuse au département de philosophie de l'université de Liège. Son dernier livre est "Les morts à l'œuvre" édité aux éditions Les empêcheurs de penser en rond. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur la question animale qui font référence, notamment Bêtes et hommes (Gallimard, 2007) et Penser comme un rat (Quae, 2009). Elle a également publié, avec Isabelle Stengers, Les Faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ? (La Découverte, 2011) et Que diraient les animaux... si on leur posait les bonnes questions ? (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2012,2014)
Pour en savoir plus, écoutez l'émission...
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