

Depuis le début du conflit, Kiev accuse la Russie de propagande. En retour, Moscou dénonce la propagande ukrainienne. Qu'est ce que la propagande ? Questions à David Colon, professeur agrégé d'histoire à l'IEP Paris et auteur de "Les Maîtres de la manipulation : un siècle de persuasion de masse".
- David Colon Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po
La propagande du Kremlin est pointée du doigt dans le monde entier, y compris au sein du pays. Mais force est de constater que Vladimir Poutine conserve la confiance et l’adhésion d’une majorité de Russes. La propagande russe porte ses fruits. Or, elle consiste, en grande partie, à accuser de propagande l’Ukraine et les puissances étrangères. On s’y perd.
Tous les États font-ils de la propagande ? La propagande est-elle le marqueur des régimes autoritaires ? Y a-t-il une place pour la propagande en démocratie ? La propagande consiste-t-elle à unir un peuple derrière son leader ou à désunir une société qui ne sait plus pour qui voter ? La désinformation est-elle une propagande ? Comment différencier propagande et information ? Les médias sont-ils inévitablement des outils de propagande ?
En France, les candidats d’extrême-droite accusent l’audiovisuel public de « propagande », pendant que leurs adversaires pointent les nouveaux relais de la « propagande » d'extrême-droite. Bref, quelle réalité recouvre ce mot de « propagande » essentiellement utilisé pour disqualifier le discours de l’autre.
David Colon, historien professeur à Sciences Po est l'auteur de "Manipulation de masse dans le monde contemporain" (Flammarion), petit ouvrage théorique qui fait référence aujourd'hui puis "Les maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse". Il définit la propagande comme "toute stratégie ou tactique de communication de masse qui vise à agir sur les attitudes, les conduites, les comportements des individus et la publicité cherche à faire vendre, elle relève par conséquent de la propagande au sens le plus large".
La propagande est née dans les démocraties
Ces travaux sont aussi passionnants qu'ils permettent de découvrir que la propagande existe bien en démocratie aussi, que la propagande n'est pas l'apanage des régimes autoritaires et non pas l'apanage des dictatures, comme on se l'imagine depuis le lycée où on a appris le stalinisme et le nazisme : "la propagande est née dans les démocraties parce qu'elle est un besoin pour les dirigeants démocratiques, celui de persuader leur opinion publique dans le cadre d'un espace public qui est libre, où la critique s'exprime librement. Elle naît sous sa première forme dans l'Antiquité grecque, sous la forme de la rhétorique, elle se développe comme propagande politique pendant la Révolution française".
La propagande de masse elle naît avec les médias de masse au début du XXe siècle. Il a fallu le cinéma, la radio, la presse et ensuite la télévision et surtout, précise-t-il "le besoin pour les démocraties de fabriquer le consentement à un certain nombre de mesures qui n'étaient pas nécessairement toujours populaires, qui impliquait le consentement à la guerre pendant la Première Guerre mondiale… fabriquer le consentement à l'impôt… fabriquer le consentement à tout ce qui permet à une démocratie de fonctionner avec une forme d'unité autour des mesures qui sont prises par l'exécutif".
Contrairement à ce que l'on croit, les grands maîtres de la manipulation de masse, on ne les retrouve pas dans les grands régimes totalitaires au XXe siècle parce que les régimes autoritaires n'ont pas besoin de recourir à l'art de la persuasion : "ils peuvent bien souvent recourir à la contrainte. On le voit aujourd'hui en Russie, où toute expression contraire à la volonté du pouvoir est passible de 15 ans de prison. On fait taire l'opposition, on ferme les médias indépendants et critiques, on impose le point de vue de l'Etat. Tandis que, dans les démocraties, on ne peut rien imposer. En plus des réseaux sociaux, nous avons des appareils numériques connectés en permanence qui nous exposent plus sensiblement à "la propagande individualisée de masse".
Comme on ne peut rien imposer dans les démocraties, l'historien nous apprend qu'il faut par conséquent recourir à des techniques de persuasion qui, pour beaucoup, sont nées dans le cadre du monde publicitaire et sont le produit d'une ingénierie du consentement de la persuasion :
Les techniques de publicité n'ont jamais été séparées de la vie politique
David Colon : "Les plus grands publicitaires du XXè siècle ont tous, sans exception, œuvré soit pour la propagande gouvernementale, soit pour la propagande politique qui, elle-même, tire son pouvoir de la science et des évolutions technologiques. Car il s'agit, pour les maîtres de la manipulation, d'identifier dans les progrès de la science et dans les progrès des technologies, de nouvelles techniques de persuasion qui montrent leur efficacité.
La propagande russe à l'heure de la guerre en Ukraine
Comment la Russie procède-t-elle actuellement pour obtenir l'assentiment du peuple russe après son attaque et ses massacres menés en Ukraine ? L'historien décrypte le processus de propagande utilisé aujourd'hui par le gouvernement russe : "la Russie rassemble son propre peuple autour de sa vision du monde, avec un moyen extraordinairement contraignant qui est l'imposition d'une propagande totalitaire étatique. Et il s'agit en même temps de semer la discorde et la division dans les sociétés que l'on considère comme des sociétés ennemies à travers deux moyens principaux, l'exacerbation des conflits, en mettant en évidence ce qui ne va pas dans les sociétés occidentales, et à travers la fabrique du doute, en semant l'incertitude à travers la diffusion de théories du complot.
La Russie mène une campagne de désinformation militaire en interne comme en externe "qui a été appliquée au champ civil dans nos propres sociétés, véhiculée notamment à travers des publicités sur les réseaux sociaux, véhiculés aujourd'hui à travers les réseaux diplomatiques, et qui visent à encourager le doute en multipliant les théories du complot dans l'espoir parfois que des médias occidentaux reprennent certaines de ces théories. À chaque fois, il s'agit de fragiliser l'idée même que l'on puisse s'entendre sur des faits, d'imposer une forme de relativisme absolu et accuser l'autre de ses propres méfaits".
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