Directrice adjointe du bureau de l'AFP à Lagos depuis 2016, Sophie Bouillon raconte sa passion pour la capitale nigériane dans "Manuwa Street", son dernier ouvrage qu'elle publie aux éditions Premier Parallèle.
- Sophie Bouillon Journaliste, prix Albert Londres.
La vérité, c’est qu’au bureau de Lagos, nous n’écrivons pas de dépêche pour chaque tuerie de moins de dix personnes. Sinon, nous ne ferions que ça.
Sophie Bouilllon, directrice adjointe du bureau de l’AFP au Nigéria, prend la plume – ça donne un petit livre – pour raconter un soulèvement qui s’est terminé dans le sang. Ce n’est pas le nombre de morts qui l’a poussé à écrire mais l’expérience d’un peuple qui, pour la première fois, a hurlé son besoin d’exister et l’a fait savoir au monde entier. Regard d’une journaliste française à Lagos, capitale aux 20 millions d’habitants. Ville pantagruélique, mouvante, affamée et bruyante. Mégalopole sortie hagarde et furieuse du premier confinement.
Extraits de l'entretien :
Sonia Devillers : Le livre que vous publiez prend le nom de la rue où vous vivez à Lagos : Manuwa street, j’incite aussi nos auditeurs à lire votre long récit des enlèvements de masse dans la rubrique making-of du site de l’AFP.
La sentinelle et les voleurs d'enfants, extrait :
Lorsque 344 jeunes garçons ont été enlevés par des hommes armés à Kankara, ça a été un électrochoc pour nous tous. (…) Sur la première vidéo des ravisseurs, nous avons découvert des petits garçons âgés entre 8 et 13 ans à l’air absolument épuisés, les yeux apeurés, le visage recouvert de poussière et de griffures. Comment aurions-nous pu nous préparer à cela?
Sonia Devillers : L’histoire que vous racontez commence par une évacuation forcée, ce que l’on nomme un "déguerpissement" à Lagos. C’est l’histoire de cette mégalopole qui est rasée et reconstruite en permanence. Sauf que là vous êtes confrontée à un déguerpissement d’une extrême brutalité…
Sophie Bouillon : « Oui…pour vivre et survivre à Lagos face à autant d’inégalités et de pauvreté, il faut se construire une bulle. Et ce déguerpissement qui s’est produit dans un quartier que je connais très bien, près d’une plage, a commencé à fissurer cette bulle. J’adore cette ville où je vivais depuis des années, mais ce jour-là elle m’a comme révulsée, je ne voulais plus vivre dans ce pays où l’on peut mettre 10000 personnes à la rue en quatre heures. Et Là-dessus le Covid est arrivé et on ne pouvait partir… Ces fameux déguerpissements sont très communs dans les villes africaines… »
Lagos c’est 2 millions d’habitants dans les années 60 et 20 millions aujourd’hui… Pour loger toutes ces populations, il faut de l’électricité, des égouts, des routes… Parfois un promoteur immobilier chargé de ces aménagements dégage les populations installées depuis des générations en quelques heures, au mépris du droit coutumier…
SD : A Lagos il y a un état de fait que vous décrivez très bien et des crises conjoncturelles comme cette violente explosion à Lagos (mars 2020). Sauf que pendant ce temps-là, l’Europe est en train de basculer dans le confinement et vous vous demandez qui cela va intéresser…
Sophie Bouillon : " Cette explosion cataclysmique a été un des pires événements parmi ceux couverts en 15 ans de journalisme : un quartier entier a été rasé sur un kilomètre. Ça a été un moment qui m’a beaucoup donné à penser en tant que journaliste occidentale en Afrique…
Sonia Devillers : On peut rapprocher ce drame de l’explosion survenue à Beyrouth (le 4 août 2020)…
Sophie Bouillon : « Oui, même si je n’étais pas à Beyrouth, on a senti l’effet de cette explosion à 10 kilomètres à la ronde. Dans le même temps je recevais des informations de France sur les hôpitaux débordés par la crise sanitaire… c’était compliqué, mon esprit était parasité. Là-dessus, un homme m’a désignée comme blanche et potentiellement capable de diffuser le virus. Et j’ai réalisé que je voyageais souvent et pouvais représenter un risque pour ces populations coupées du monde.
Je devenais celle qui propage le virus des riches dans ces quartiers pauvres…
SD : Et puis petit à petit, Lagos aussi a commencé à être confinée… Vous faites des descriptions ahurissantes de ce moment. D’ordinaire, Lagos est une ville « gavée » de bruits, qui est son oxygène, le signe de sa vitalité, de sa jeunesse et tout à coup c’est le silence…
Sophie Bouillon : « Oui le bruit est omniprésent à Lagos et d’un seul coup il me manquait… »
SD : Ce qui est passionnant c’est la manière dont vous racontez le fil des événements à Lagos : le déguerpissement, l’explosion, le confinement et les nombreuses privations qu’il a engendré, le soulèvement populaire et les répressions policières.
Sophie Bouillon :
La devise de Lagos c’est Pas de nourriture pour les fainéants, or on a dit à la population de rester chez elle… sans travail c’est devenu très compliqué, les plus pauvres était affamés, c’est ce qui a provoqué le soulèvement.
"Le Nigéria connait l’une des plus grandes diasporas au monde… le chanteur WizKid est installé à Londres comme beaucoup… il ne faut pas oublier que le Nigéria c’est 200 millions d’habitants, soit une des plus grande diasporas au monde. Les Nigérians sont très présents aux Etats-Unis et en Angleterre où leurs voix réclament le droit à la liberté et commencent à émerger sur les réseaux sociaux… On a vu des féministes et des homosexuels s’exprimer dans ces mouvements de contestation, c’était une première."
SD : C’est la toute première fois qu’à Lagos on est descendu dans la rue en masse pour exprimer sa révolte et que l’on s’occupait d’autre chose que de gagner de la thune…
Sophie Bouillon : "Le Nigéria est un pays où l’âge médian est de 18 ans et à sa tête le président a 78 ans… ce sont des jeunes éduqués, qui voyagent et demandent à être reconnus comme partout ailleurs.
Sa jeunesse est créative et incroyablement talentueuse, sa classe moyenne explose et entreprend. Nous ne pouvons pas réduire le Nigeria à ses atrocités …
SD : Un soulèvement qui s’est terminé dans un bain de sang… et en tant qu’agencière vous êtes là sur le terrain pour rendre compte de la réalité nigériane…
Sophie Bouillon : "Le travail d’agencier c’est un travail de fourmi, on sait que 9 dépêches sur 10 ne seront pas reprises et c’est normal. C’est tout de même passionnant comme travail."
SD : Et parfois vous êtes confrontée à des drames qui dépassent l’entendement comme ces enlèvements d’enfants de masse… jusqu’à 300 enfants, tous petits ou adolescents, vous vous demandez jusqu’où on peut aller dans l’horreur ?
Sophie Bouillon : « Oui et en plus c’est pour des motifs pécuniers… Le Nigéria est un pays gigantesque, chaque état du pays représente quasiment un pays d’Afrique de l’Ouest, il y a tout le temps une actualité à relater. Et malheureusement, conséquence de l’extrême pauvreté, le pays s’enfonce dans l’extrême violence, donc les enlèvements d’enfants c’était un peu la goutte d’eau de trop. Mais bien entendu il faut couvrir ces faits car il en va de leur survie. »
Sonia Devillers : En même temps cela vous pose des questions déontologiques, car si on médiatise on encourage ces pratiques…
La suite à écouter...
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