Un siècle après la découverte d'un squelette dans la cave d'un château la science historique remet en cause la légende qui s'était construite : "Debunk" en Périgord vert...
Depuis plus d'un siècle dans le Sud Limousin, on transmet une légende, celle du squelette de Montcigoux. Sombre histoire de meurtre fratricide, de chercheur d'or et d'inceste. Au village on y croit ferme. Aujourd'hui la recherche historique et la science contredisent la fable à laquelle des générations ont adhéré. Enquête sur la déconstruction d'un mythe.
Nous sommes aux confins du Limousin et du Périgord vert, entre les départements de la Haute-Vienne et de la Dordogne, dans le hameau de Montcigoux , commune de Saint-Pierre de Frugie , à une quarantaine de kilomètres au sud de Limoges.

Une tradition orale
Là comme ailleurs, à cette époque, loin des villes, les histoires se transmettent par tradition orale, autour de la table ou devant la cheminée, de père en fils … ainsi Alain Vignol , aujourd'hui âgé de 84 ans, affirme-t-il avoir appris chaque détail de la légende grâce aux récits conjugués de son père, de son grand-père et de son oncle qui chacun à leur tour la lui racontaient par bribes, au fil du temps, en arpentant le village.
Car c'est bien le village lui-même, son château et sa tour, ses hobereaux, qui sont au coeur de la légende.

Tout démarre en 1913, lorsqu'en cherchant à creuser une cave sous la maison de métayers, contigüe du manoir, les terrassiers découvrent un squelette aux os déjà blanchis, soigneusement allongé sous le plancher de la chambre.
Émoi.
On s'en va quérir le châtelain. On exhume.
En 1987 les plus vieux du hameau de Montcigoux s'en souvenaient encore. Adrien Vignol - le père du précédent - était alors écolier. Il a raconté ce souvenir marquant aux équipes de tournage du documentaire Histoires d'un crime de Marc Wilmart et Michel Follin :
C’était en 1913, au mois de décembre. On était à l’école, et il y en a qui sont venus dire qu’ils avaient découvert un squelette au château.
Alors sitôt sortis de l’école, notre premier travail, a été d’y aller voir. Et.. je l’ai vu ! De mes yeux ! On nous a alors dit qu’en creusant une cave, avec un coup de pioche, ils ont piqué le crâne
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Pour conter la légende comme pour diriger la scierie deBussières-Galant - où il a passé le plus clair de son existence - le fils Vignol a remplacé le père et pris le relais de l'histoire.
C'est autour de la grande table de ferme qu**'Alain Vignol** déroule aujourd'hui son récit, rythmé par l'horloge héritée du père :

D_ans les années 1850 vivait à Montcigoux une famille appelée Pagnon de Fontaubert._
Ils étaient propriétaires du château et du terrain qui était tout autour, ils avaient une très grand surface depuis Firbeix jusqu’à Bussière !...
Que dit la Légende ?
En 1850, vivent au manoir de Montcigoux trois frères et soeurs : L’aîné Ernest**,** le cadet Arthur et, entre les deux garçons, une sœur, Céline**.** En 1850 Ernest et Céline partent ensemble "aux Amériques" - c’est la ruée vers l’or enCalifornie - et Arthur, jusqu'alors laissé pour compte, en profite pour s’emparer du domaine. Toujours selon la légende, Ernest et Céline, partis pour la grande aventure, et bien que frère et sœur, sont en fait amants. Une relation incestueuse qui a largement participé à la mise à l'écart du cadet, dont on raconte qu'il est brutal et même... bossu !Et la légende noircit encore le tableau en ajoutant que le couple incestueux a eu à Montcigoux cinq enfants, tous tués, étouffés à la naissance et enterrés dans le jardin du château !Cela pourrait suffire... Mais non ! Ça ne s’arrête pas là. Au retour d’Amérique , non seulement Ernest l’ainé est assassiné par le cadet Arthur, mais le même Arthur enferme sa sœur dans la tour du château après l’avoir déclarée ou rendue folle. Elle y est affamée et maltraitée jusqu'à en mourir peu après. Arthur reste seul maître du château, jusqu'à sa mort par congestion pulmonaire, à la suite d'une chute dans la rivière un jour de foire.
La cristallisation de l'histoire
Les ingrédients d'un conte sont bel et bien réunis : une fratrie où règne la zizanie, une propriété convoitée, un départ au-delà des mers, la fascination pour l’or : Il faut reconnaître qu’il y a déjà là de quoi enflammer l’imagination.
La découverte du mystérieux squelette en ce jour de 1913 arrive dès lors comme un élément logique dans cette histoire : il y a eu meurtre et dissimulation du corps !
Ainsi, en ce jour de décembre 1913 au bord d'une fosse à moitié creusée, soixante ans après le départ d'Ernest et Céline pour la Californie, un vieux du village quasi nonagénaire déclare en regardant le squelette : " Qué notrei mossur !" traduction du patois : C'est "notre Monsieur" . Aux yeux de cet ancien domestique de la famille Fontaubert , c'était forcément là le squelette de Monsieur Ernest dont on avait vainement attendu le retour d'Amérique au point que sa soeur en avait perdu l'esprit.
Voilà comment se construit la légende du meurtre fratricide, au moment où un squelette, à peine exhumé, vient combler un vide et retrouve aussitôt une identité.
Il faudra toutefois encore attendre une vingtaine d'années pour que l’histoire villageoise prenne véritablement une proportion légendaire : quand le récit de tradition orale va connaître le passage à l’imprimé.
La validation de l'écrit
En avril 1933 paraît dans Le Courrier du Centre , le quotidien régional, un véritable feuilleton étalé sur sept jours, sous la signature du journaliste Antoine Valérie :

Le courrier du Centre - Dimanche 23 avril 1933
La sombre tragédie du château Mon Signal
Dans ce récit d’une indiscutable authenticité il va être question d’un châtelain disparu après un voyage en Amérique et dont le squelette devait être retrouvé cinquante ans plus tard. Nous avons compulsé des notes écrites d’après des témoignages irréfutables interrogé les témoins encore vivants, évoqué des souvenirs. Mais comme la justice n’eut pas à intervenir dans une affaire où son action ne pouvait plus utilement s’exercer, nous avons nous avons cru devoir faire subir au nom des personnes mises en cause quelques modifications
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Simultanément à la parution quotidienne, ce lyrique feuilleton fait l’objet d’un "tiré à part", qui circule sous forme de livret, les originaux existent encore, mais aujourd’hui ce sont surtout les photocopies qui circulent. Et quand on acquiert une maison à Montcigoux , il y a toujours quelqu’un pour vous en donner un exemplaire ! C’est précisément ce qui est arrivé à Gilbert Chabaud devenu propriétaire du manoir de Montcigoux en 1978 :

C’'est Georges Henri de Lamoynerie qui me l'a remis en même temps que les clefs de la demeure. C'était un petit livret qui relatait les faits "exacts", paraît-il, et "irréfutables" qui s’étaient passés ici. Je l'ai égaré avec le temps, à force de le prêter... il ne me reste que des copies.
Par contre, après j’ai découvert que Robert Margerit avait écrit un livre sur ce domaine.J'avais donc acheté les ouvrages que j’ai conservés.
Le roman de Robert Margeri t dont parle monsieur le maire - eh oui, Gilbert Chabaud propriétaire du "chateau" depuis 1978 est aussi le dynamique maire de St-Pierre-de-Frugie , dont dépend le hameau Montcigoux - c'est La Terre aux loups . Gros succès à sa sortie en 1958, ce livre est devenu un véritable best-seller dans la région, car l’intrigue raconte exactement cette histoire. On y retrouve les mêmes noms d’emprunt que dans les articles du Courrier du Centre en 1933. Mais tout le monde y voit clair et reconnaît bien évidemment laLégende de Montcigoux , une fois encore authentifiée puisque non seulement on avait pu la lire dans le journal, mais là c’était écrit… dans un livre !
[Et en 1989 un second roman, Rendez-vous sur la terre , signé cette fois deBertrand Visage , reprendra les grandes lignes de cette histoire familiale et les patronymes inventés par le journaliste en 1933 et ressucités une première fois par Margerit, enfant du Limousin, qui avait sans doute été lecteur du Courrier du Centre ... ]
C'est ainsi que la Légende de Montcigoux entre en quelque sorte dans le patrimoine.Même les nouveaux venus au village ne tardent pas à se l’approprier ! C’est le cas de la famille Didet , installée depuis quatre ans dans la maison d’Arthur qui jouxte le château, donc le lieu même où fut retrouvé le squelette, avant qu’on ne l’expose dans le donjon du château. Pour S ophie Didet , on dirait qu’il hante encore la maison :

Quand on nous a raconté l'histoire la maison, j'en aurais sauté de joie ! Pour moi cela veut dire qu'il y a une âme dans cette maison. Et puis on savait qu’on n’avait rien à craindre puisqu’elle avait été exorcisée, avec des prières et tout ce qu'il convenait de faire. Et puis le squelette n’était pas loin, au donjon du château juste à côté, à peine à cinquante mètres. On aurait même aimé l’avoir à la maison !
L'impact de la médiatisation
L'arrivée à Montcigoux de caméras de télévision dans les années quatre-vingt, va offrir à la Légende plus d’ampleur encore et lui permettre d'atteindre un public bien plus large, hors de son ancrage d'origine.
En 1987 FR3, la chaîne régionale limousine, vient tourner un documentaire, devenu depuis un film-culte alentour : le journaliste Marc Wilmart - avec le réalisateurMichel Follin - va contribuer à l’élargissement radical du cercle des croyants : L’auteur reconnaît lui-même que l’histoire était vraiment trop belle :

On ne pouvait pas rêver mieux ! Imaginez donc : Le crime... l'or - la ruée vers l’or - l’inceste... les infanticides ! Charles Perrault n’a pas fait mieux ! Donc cette légende me séduisait autant qu’un petit enfant peut être séduit par un conte, aussi horrible soit-il. Et puis dans ce film l'objectif était d’enregistrer la mémoire de cette légende. A savoir : comment les gens d'ici se l’étaient appropriés et se la transmettaient .
Ce film va avoir un sérieux impact local, comme se le rappelle l’actuel propriétaire du manoir de Montcigoux, Gilbert Chabaud :
Il y a eu un engouement terrible dans toute la région et tous les dimanches il y avait des files de voitures qui venaient visiter et revisiter Ernest. C’était incroyable ! Surtout les week-end.
_ On laissait rentrer les gens, c’était le plus simple._
Mon fils y allait souvent et racontait l’histoire à sa façon car il était très jeune à cette époque et il avait l’habitude de dire : « mon papa a dit qu’il ne faut pas me donner de sous », il le disait d’une telle façon, qu’on n’oubliait jamais de lui donner une pièce !
Et tout le village bénéficie de cette notoriété : le maire et propriétaire du château joue à fond la carte de la légende. Il organise pour les journées du patrimoine 2011 un circuit littéraire et fait visiter les lieux emblématiques de l’histoire avec le raconteur d’histoire locale, Alain Vignol . Puis on projette le film. On organise un débat dans la salle…

Il y a là dans le public, un homme, un retraité de la Compagnie Générale de Géophysique. Toute sa vie il s’est occupé de prospection minière. Un enquêteur du sous-sol, en quelque sorte. Cet homme, Bernard-Jean Auma sson , est un scientifique… et quand il entend cette histoire il est sceptique :
Dès le début, j’ai les plus grands doutes.Tant sur la façon dont est mort cet individu - Ernest - que sur le lieu de son décès. Des doutes qui ne sont pas forcément fondés sur quelque chose, c’est plutôt une intuition. Quelque chose me dit que c’est trop beau pour être vrai.
La déconstruction du mythe
Bernard-Jean Aumasson entreprend dès lors un travail de recherches historique et généalogique qui va l'occuper durant deux ans. Et petit à petit il va désosser point par point le récit de 1933. Il y parvient parce qu'il a eu la chance de mettre la main sur des archives de grande qualité : ce chercheur aussi méthodique qu’obstiné a retrouvé la trace d’Ernest et de sa sœur Céline dans les archives publiques de Californie. On y apprend en effet qu’ils y ont vécu 12 ans, jusqu’à ce qu’on retrouve Ernest assassiné, en plein Far-West !

A l’époque un juge avait mené une enquête dont notre archiviste amateur a retrouvé la procédure :
Le lendemain de sa mort, un juge est venu mener une enquête. Sa sœur est interrogée. Elle explique que son frère est parti la veille à neuf heures du matin à cheval, qu’il transportait 2,621kg d’or, que son corps a été retrouvé par un voisin. L’or a disparu et le cheval est rentré tout seul au domicile.
Toutes ces pièces sont soigneusement classées dans son ordinateur. Ce n'est pas sans fierté qu'il les livre au regard. Des archives authentiques qui lui permettent det fragiliser chaque morceau de l'édifice légendaire.
Ainsi en est-il du décès d'Ernest à Cave City, confirmé par l'acte de notoriété signé par les amis californiens d'Ernest de Fontaubert, qui tient lieu de certificat de décès.

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D'autres exemples ? L’histoire d’inceste : Parfaitement douteux à son avis car les archives notariales de dordogne révèlent qu’en 21850 Ernest était en fait marié depuis dix ans ! Il avait épousé en 1840 Thérèse de Teyssière Et cette femme, qui gère le domaine pendant que les autres sont en Californie, la Légende l’a complètement ignorée. Tout comme une soeur aînée, Hortanse, et d'autres frères et soeurs encore, avec leurs conjoints, qui ont aussi vécu un temps au château de Montcigoux en ce milieu du 19ème siècle. Pas facile de mener dans ces conditions une liaison incestueuse ...Le quintuple infanticide : cinq petits corps ont bien été découvert dans la propriété… mais les archives révèlent que dans la famille élargie des Fontaubert, il y a eu cinq enfants morts en bas-âge, comme c’était très courant au 19ème siècle. Tout comme l'inhumation dans la propriété. Les décès sont enregistrés avec des actes en bonne et due forme.
On ne sera pas étonné d'apprendre qu’avec toutes ces révélations, la Légende commence à être ébranlée.
En dépit de la discrétion deBernard-Jean Aumasson quant à ses découvertes ["je ne ferai rien transpirer tant que le maire ne m'y aura pas formellement autorisé" ], des personnalités des environs ont commencé à faire appel à leurs relations. Un médecin du cru connaît le médecin-légiste du CHU de Limoges.
C'et ainsi qu’en juin 2015, le professeur Claude Piva examine le squelette, dont les os ont été "harmonieusement installés à l’intérieur d'une sorte de petit cercueil, constituant une relique" . __
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Il détaille l'objet de ses observations : "Les os étaient tous très anciens, tous mesurables : deux fémurs incomplets, deux tibias, un péronet, un humérus, un radius, deux cubitus, des vertèbres lombaires, des clavicules et enfin des petits os des mains et des pieds" _ pour finalement conclure:_
Les os sont bien trop anciens pour pouvoir livrer quoi que ce soit ! Tout ce que je peux avancer c'est que ce pourrait bien être un homme… de petite taille. Voilà tout
D'où la nécessité d'un second épisode scientifique : les experts de l'Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie Nationale ont été sollicités.Et ce grâce à un autre enfant du pays, le Colonel Patrick Chabrol :
On va essayer de faire parler les ossements, les gendarmes experts en criminalistique vont essayer d’en retirer le maximum d’informations comme l’âge de la personne le jour de son décès. Et le pôle judiciaire de la gendarmerie va essayer, dans le mesure du possible, de redonner un visage à ce squelette avec des techniques informatiques, en 3 D
Perspectives alléchantes... mais même en cas de réussite, on risque la déception car cette éventuelle représentation manquera d'identité : Sans portrait, ni gravure à disposition, sans descendance familiale, pas de comparaison possible. Autrement dit pas d'identification en vue. Ces expertises scientifiques ne se résumeront-elles pas On peut se demander si ce n’est pas juste pour la beauté du geste.Du coup… un mystère va forcément demeurer… Ce qui n’est pas fait pour déplaire au conteurAlain Vignol, qui a bien du mal à croire qu’Ernest ne soit pas le squelette du donjon, et qu’il soit mort au bout du monde, au Far West :

S’il est mort en Amérique, je voudrais savoir – avant de mourir à mon tour- qui était sous le plancher d’Arthur si c’est pas Ernest ! Il a quand même fait mourir sa sœur dans la tour du château et ça on ne peut pas le nier on le sait !
Sur ce point, en effet, Bernard-Jean Aumasson est beaucoup moins catégorique. Car il a bel et bien retrouvé les preuves - dans les archives de la justice - d'une mise sous tutelle d'Ernestine de Fontaubert - que la légende nomme Céline - à son retour de Californie. Vraisemblablement ébranlée par quinze années de vie au pays des chercheurs d'or et par l'assassinat de son frère, elle est décrite comme souffrant d'une "monomanie du voyage". Elle s'enfuit, on la rattrappe. A Limoges, puis à Chateauroux. En train, à pieds.Elle s'épuise et meurt.
Selon Bernard-Jean Aumasson, il n'est pas invraisemblable qu'elle ait été retenue prisonnière dans la tour...
D'une façon ou d'une autre, la légende reste immortelle, les fabulistes ne lâchent rien face aux scientifiques tant que la démonstration épargne encore quelques détails.
Une enquête d' Anne Brunel pour Secrets d'Info du vendredi 12 février 2016.
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