"La France totalement dépassée en matière de lutte anti-corruption "
Jacques Monin :__ en 1993, vous présentiez déjà unprojet de loi pour lutter contre la corruption . On remet ça vingt-trois ans après, même s’il est différent. Cela veut-il dire que la corruption est un mal endémique, et qu’on a pas su, ou pas voulu, lutter contre ?

Le projet de loi que j’avais présenté - adopté par les deux Assemblées en 1993 - avait pour objet principal - pour ne pas dire unique - de lutter contre la corruption en France. Et j’avais dû m’arrêter en quelque sorte aux frontières de la France. Car les arguments qu’on peut encore entendre aujourd’hui sur le thème : « Mais si on n’est pas capable de promouvoir d’une manière ou d’une autre nos marchés ou nos matériels à l’étranger alors on va priver nos entreprises d’un certain nombre de contrats », existaient déjà à l’époque. Aujourd’hui la France est totalement dépassée par les règles qui ont été posées au niveau international, il était donc temps de légiférer dans ce domaine pour que les juridictions françaises puissent poursuivre ou punir si nécessaire
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Matthieu Aron : la conséquence de cette incapacité de la France à poursuivre à l’international, c'est que les autorités américaines ont poursuivi des entreprises françaises et infligé d’énormes amendes – près de 800 millions € pour Alstom -. N’est-ce pas regrettable que tout cet argent aille dans les poches du fisc américain et ne revienne pas en France ?
C’est vrai que c’est un comble que des entreprises françaises, pour des actes commis à l’extérieur, ne soient aujourd’hui poursuivies que par des juridictions étrangères. C’est presque désobligeant par rapport à l’idée qu’on doit se faire de nous-mêmes. Il y a bien sûr une question d’argent puisque les amendes en question sont versées à d’autres Etats qu’au nôtre. Mais ce n’est pas le sujet principal. Le plus important c’est que cela fait partie de l’efficacité et de la souveraineté que d’avoir les moyens en France de poursuivre des entreprises françaises qui agissent à l’extérieur dans des conditions anormales.
La procédure de transaction pénale sur le modèle américain
Matthieu Aron : comment va fonctionner le nouveau dispositif ?
Nous avons bien précisé le délit lui-même de corruption d’agent public étranger, et nous avons mis en œuvre une procédure existant dans tous les pays comparables qu’on prénomme : procédure de transaction pénale. Elle consiste à permettre au parquet de poursuivre une entreprise pour des faits avérés, et à lui faire payer une amende importante. Mais surtout à mettre ensuite en œuvre en son sein des procédures de lutte contre toute corruption à venir.
Jacques Monin : mais pourquoi importer le droit anglo-saxon, américain en l’occurrence ? Pourquoi ne pas poursuivre avec nos propres armes, le droit romain ?
Ce n’est une importation car dans le droit français il existe déjà des dispositions de cette nature
Jacques Monin : mais dans ce cas précis on copie un modèle qui fonctionne aux Etats-Unis et qu’on importe chez nous…
Il n’est pas interdit de regarder ce qui se passe et ce qui fonctionne chez les autres. Ce qui ne marche pas c’est qu’il est très compliqué d’apporter les éléments de preuves devant une juridiction pénale lorsque les faits sont commis à l’étranger dans des conditions difficiles à élucider. Et la deuxième raison pour laquelle il me semble nécessaire de mettre en place une telle procédure, est la rapidité dans la décision qui est très importante pour les entreprises. Du point de vue de leur réputation cela peut être extrêmement dommageable que d’avoir des procédures qui vous courent aux fesses – si je puis dire - pendant trop longtemps sur ces questions de corruption.
Matthieu Aron : avec ce dispositif, pourra-t-on à notre tour poursuivre des entreprises américaines, comme eux nous poursuivent ?
Les Américains ont cette possibilité pour des raisons qui leur sont propres, car les actes de corruption sont commis avec des dollars. Et que dès lors qu’une infraction est commise en dollar, ils considèrent qu’ils peuvent la juger sur leur propre territoire. Nous ne sommes pas exactement dans la même situation avec les euros
Jacques Monin :__ sur la question du deal, n’est-ce pas une façon de dépénaliser la corruption, sur le mode : « Je paie une amende et je ne suis plus poursuivi » ?
J’entends cet argument. Il est respectable, mais il se heurte à la réalité des choses. Aujourd’hui nous avons des dispositifs de lutte contre la corruption totalement inefficaces, inutilisés car trop lourds et trop compliqués. Il faut donc simplifier le dispositif
Jacques Monin :__ on descend donc le curseur ?
Non on ne le descend pas, car pour une entreprise c’est parfois encore plus dur de se voir infliger une amende par le biais de ces transactions pénales que de subir une condamnation au pénal. Cela permet une véritable sanction, et aussi d’aller plus vite, et d’être plus efficace. Je ne vois donc pas pourquoi nous nous priverions de cette arme.
Matthieu Aron :__ cette arme fonctionne dans d’autres pays dont les Etats-Unis, car la menace du procès et de poursuites joue considérablement. Or en France il n’y a jamais eu de condamnations, donc quelque part, il n’y a pas de menace ?
Il faut voir où est la poule et l’œuf. Ce n’est pas parce qu’il n’y a jamais eu de sanctions prononcées par un tribunal qu’il n’y en aura jamais. Et le dispositif a été amélioré. Les moyens accordés pour élucider des faits sont plus importants…Nous pouvons choisir : soit l’entreprise accepte une transaction, soit le procureur de la République saisit le juge pour que des poursuites habituelles soient engagées contre l’entreprise.
La protection des lanceurs d'alerte et la création d'une Agence
Jacques Monin : Si le système des lanceurs d’alerte fonctionne aux Etats-Unis c’est parce des gens dénoncent et touchent de grosses sommes en étant payés au prorata des amendes qui sont infligées aux entreprises corrompues. En France, il y a un accompagnement juridique, l’Etat pourra prendre en charge les frais d’avocats, mais cela ne reste-il pas un peu léger ?
Je ne crois pas, pour le coup, qu’il soit bon de copier le système américain. Je vois bien qu’il est aussi critiqué là-bas. Le système de protection de l’anonymat, actuellement en place, est préférable. On ne sera pas repérable. Seulement connu de l’Agence qui va, à partir de là, saisir la justice ou l’administration fiscale. C’est une meilleure protection à mon sens que de protéger l’anonymat.
Matthieu Aron :__ pourquoi ne pas avoir doté cette agence du statut d’autorité administrative indépendante, afin qu’elle soit indépendante de tous les pouvoirs ?
Ce statut est souvent critiqué pour la multiplication des instances de cette nature. Non, il y a une agence dont les dirigeants seront les seuls à pouvoir agir, et qui n’auront pas à répondre, évidemment, à des ordres de la part des ministres des finances ou de la justice.
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