Eric Dupond-Moretti : "L’exploitation de cette émotion à des fins politiciennes me dégoûte"

Eric Dupond-Moretti
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Eric Dupond-Moretti ©AFP - Alain JOCARD / AFP
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Eric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, est l'invité de 7h50. Il réagit pour la première fois à l’antenne à l’attentat de vendredi dernier contre un professeur.

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Qu’a ressenti Eric Dupond-Moretti en apprenant la mort d’un enseignant, décapité de sang-froid par un terroriste ? "De l’effroi parce qu’un homme est mort, un innocent est mort. Du chagrin parce qu’on touche la République au coeur, parce que cet homme est mort en raison du fait qu’il enseignait la liberté d’expression à des jeunes femmes et des jeunes hommes en passe de devenir des citoyens libres. De la colère, parce que le terrorisme est à nos portes, et qu’il jaillit de nulle part."

Pour autant, il refuse de parler de failles. "Je ne sais pas ce qu’on a raté", reconnait le ministre. "Vous avez vu que tous les pouvoirs ont connu le terrorisme. Il est sur notre sol depuis longtemps. C’est une guerre insidieuse. Il y a le terrorisme organisé, que suivent les services, et puis il y a un jeune homme de 18 ans qui n‘est pas dans les radars des services de renseignement, et qui commet cet acte abominable, au nom d’une religion dévoyée."

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"Toute la difficulté, c’est de savoir comment on aurait pu judiciariser plus tôt"

"Vous savez que le processus judiciaire est enclenché et le Garde des Sceaux ne peut pas intervenir dans une affaire en cours", poursuit Éric Dupond-Moretti. "Ce que je peux vous dire,c’est qu’il y a là une forme de fatwa, c’est le mot qu’a utilisé Gérald Darmanin, mais on le sait a posteriori. Et toute la difficulté, c’est de savoir comment on aurait pu judiciariser plus tôt. Et j’y travaille. Mais je ne peux pas venir ici avec des mesures et des propositions qui n’ont pas encore été complètement finalisées. Parce qu’il y a un juste équilibre à trouver entre ce qu’on devrait faire, parfois, dans la révolte, et ce que l’on peut faire sous l’empire et sous l’égide du droit."

L’assassin avait pourtant été signalé sur la plateforme Pharos pour publication de contenus haineux. "Malheureusement, il y a beaucoup de choses de cette nature qui circulent sur les plateformes, d’où la nécessité de travailler sur cette question", explique le Garde des Sceaux. "Pourtant, il n’était pas signalé comme individu fiché S oui “susceptible de”. Il n’y a pas de faille : ça, c’est la réécriture de l’histoire. Et elle est plus facile après que pendant. De ce que je sais, on a en réalité une vidéo qui est postée, qui fait état de propos et d’images à caractère pédo-pornographiques. S’ensuite un débat entre ce malheureux enseignant et le collège, et il n’a comme seule possibilité juridique que le dépôt de plainte pour injure publique. Le droit ne permet pas d’autre chose. Alors il faut y travailler, et je suis en train d‘y travailler."

Peut-on envisager la possibilité d’avoir des magistrats dédiés aux contenus haineux en ligne ? "C’est une des pistes que j’ai évoquées hier en convoquant d’urgence les procureurs généraux de ce pays. Il y a déjà des magistrats qui sont dédiés à ça, la question posée est celle de leur nombre."

"On peut exprimer dans l’anonymat des choses intelligentes, qui ne tomberaient pas sous le coup de la loi"

Le ministre ne rejoint toutefois pas le concert de voix politiques réclamant la fin de l’anonymat sur Internet. "À titre personnel, je suis totalement contre l’anonymat sur les réseaux sociaux. Mais ce que je pense à titre personnel n’a que peu d’intérêt : il y a aussi la protection d’une liberté d’expression, notamment consacrée, voire ultra-consacrée, par la Cour européenne des droits de l’homme", rappelle-t-il. "On peut aussi envisager que l’on ait cette possibilité de s’exprimer anonymement, parce que l’anonymat ça n’est pas forcément significatif de haine : on peut exprimer dans l’anonymat des choses parce qu’on a pas envie de se dévoiler, des choses intelligentes et qui ne tomberaient pas sous le coup de la loi."

"Je suis garant de la règle de droit", précise aussi le Garde des Sceaux. "La dernière fois que je suis venu ici, je venais défendre Merah. Si j’avais accepté de le défendre, c’était pour rappeler que ce qui distingue au fond la civilisation de la barbarie, c’est l’état de droit : je redis exactement la même chose aujourd’hui."

"On a tous une émotion légitime, mais l’exploitation de cette émotion à des fins politiciennes, par exemple, ça me dégoûte. J’en appelle à une forme d’union nationale, le moment n’est pas à la polémique."

"Moi, on s’est demandé où j’étais : ma première idée, c’était pas d’aller sur un plateau de télé, c’était de bosser. J’étais à la Chancellerie immédiatement, puis au ministère de l’Intérieur, puis à Matignon, puis au Conseil de défense… Autant d’endroits où le Front national, fort heureusement, ne va pas, et je l’espère n’ira jamais. Il y a une forme d’indécence à exploiter les attentats. Souvenez-vous des attentats de Toulouse : il y avait eu une forme de trêve politique, pourtant on était en période d’élection présidentielle ! Un peu de décence."

"Il y a la possibilité de dissoudre des associations par décret, on veut simplifier cette procédure"

Que pense-t-il de la volonté du ministre de l’Intérieur de dissoudre des associations, dont le CCIF ? "Moi je suis le protecteur des droits : mais si l’association a pour but en réalité de permettre l’expansion du salafisme, ça mérite que l’on y regarde à deux fois. Il y a la possibilité de dissoudre des associations par décret, on veut simplifier cette procédure, on y travaille. Ça fera l’objet d’une discussion, via la loi contre les séparatismes, et il faudra prendre toutes les précautions pour que l’on puisse naturellement s’associer, créer une association, etc. Ça fait partie des libertés essentielles. Mais on ne peut pas non plus laisser dans ces associations prospérer le terrorisme."

"Cette procédure est en cours. C’est du ressort du ministre de l’Intérieur, et exclusivement de son ressort, sur la base d’un droit qui existe, et qui est beaucoup plus complexe que ce que nous souhaitons faire. Mais pour y parvenir, il faudra être respectueux de toutes les règles qui sont les nôtres."

En tant que garant de la règle de droit, que pense Éric Dupond-Moretti des opérations de police menées par Gérald Darmanin pour "faire passer un message" ? "Si le ministre de l’Intérieur choisit de faire passer un message, c’est qu’il y a matière à faire passer un message. On ne peut pas vouloir tout et son contraire. Je trouve d’une profonde injustice que les Cassandre qui se sont révélés ces jours derniers, dans des conditions indécentes, ne veulent pas obstinément se souvenir de ce qui a déjà été fait : il y a des lieux de culte, des établissements qui ont été fermés, des gens qui ont été expulsés, on a renforcé le renseignement. C’est un échec, mais il y a aussi 32 attentats qui ont été déjoués : on ne peut pas laisser croire, au bénéfice de l‘émotion, que rien n’a été fait."

Enfin, sur les soupçons de conflit d’intérêt qui le visent, il estime avoir déjà fait le tour de la question. "La Haute autorité ne me reproche rien, elle m’a demandé des explications et j’ai répondu. Je travaille, j’ai invité les syndicats à venir, et je pense qu’ils vont venir. Ces polémiques, en ce qui me concerne, elles sont derrière moi : j’ai répondu en long, en large et en travers et je ne compte pas y revenir parce que j’ai d’autres choses à faire. Je veux travailler avec les magistrats : ils ont besoin de leur ministère et le ministère a besoin d’eux."