

Stéphane Beaud, sociologue et Gérard Noiriel, historien, auteurs de "Race et sciences sociales : Essai sur les usages publics d’une catégorie" (Ed. Agone), sont les invités du Grand entretien de France Inter.
- Gérard Noiriel Historien, directeur d'études à l’EHESS, spécialiste de l’immigration et de l’histoire de la classe ouvrière.
- Stéphane Beaud Professeur de sociologie à l'université de Poitiers, membre du GRECO (Groupe de Recherches Sociologiques sur les sociétés Contemporaines)
Gérard Noiriel raconte la genèse de cet ouvrage à quatre mains : "Ça fait plus de 30 ans que je travaille sur ces questions, j’ai déjà publié plusieurs ouvrages sur le racisme. Il nous a semblé important, à Stéphane et moi, de pouvoir faire un état des lieux, un bilan, en respectant les principes de base des sciences sociales. Quitte à froisser un certain nombre de susceptibilités d’un côté comme de l’autre ! Mais ça me semble être la vocation civique des sciences sociales d’intervenir sur des questions d’actualité qui concernent tous les citoyens."
Stéphane Beau, lui, est parti d'un constat : "Je suis enseignant, je lis des mémoires de master, des thèses, et je vois que cette question raciale commence à prendre une place très importante, avec un défaut : on focalise toute l’interprétation à partir de cette seule catégorie raciale, sans prendre en compte l’ensemble des autres éléments explicatifs. Il y a la classe sociale, le genre, les effets de générations, les effets d’institution… On voit bien que dans ce type de travaux de jeunes chercheurs en sciences sociales, on a un écrasement, une “variable bulldozer” qui emporte tout sur son passage, et qui ne permet pas de comprendre la texture fine du monde social, sa complexité."
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"Rappeler les règles du métier de sociologue"
"On ne peut pas dire que ce mouvement est majoritaire", estime-t-il en réponse aux critiques sur les universités. "Il ne faut pas exagérer les choses, mais il y a une forte croissance de ces idées, qui deviennent importantes. Nous, on a juste voulu rappeler les règles du métier de chercheur en sciences sociales, les règles du métier de sociologue. Même s’il faut prendre au sérieux cette question-là : on est, même en tant que chercheurs, très concernés par la lutte contre le racisme."
"Quand vous appartenez aux classes populaires, et que vous êtes en plus stigmatisés, victimes des agissements de la police par exemple, quelles sont les ressources que vous avez pour vous défendre ?", demande Gérard Noiriel. "Ce qu’on veut montrer, c’est qu’il y a une diversité de possibilités pour s’en sortir. La vision civique, c’est de dire que nous sommes tous le produit d’une diversité de facteurs, et qu’il faut ouvrir les possibilités pour que les individus qui souffrent aujourd’hui aient davantage de possibilités pour exprimer leurs revendications, leurs souffrances."
Sans le rejeter en bloc, il a du mal par exemple à voir ce que l'on met sociologiquement derrière le terme de “privilège blanc”. "Pour moi, les sciences sociales, c’est pas de l’expertise, c’est pas régenter ce que veulent dire les gens. Mais d’un point de vue scientifique, je ne vois pas ce qu’on peut faire avec ça tel que c’est formulé. La notion de privilège, il faut la définir : au sens de la Révolution français ? Ça ne fonctionne pas. Si vous voulez faire un rassemblement de personnes en France pour gagner des élections, pour changer le pouvoir, si vous commencez par définir les gens par leur couleur de peau, vous n’y arriverez jamais, puisque la définition du blanc sera largement dominante."
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"Il y a un caractère prédominant des rapports de classes", selon Stéphane Beaud. "Une partie de notre travail, c’était aussi de faire une sociologie des classes populaires. Très souvent, quand on parle de ces questions, on oublie que 70 % des enfants d’immigrés sont des enfants d’immigrés. Des travaux ont montré qu’à CSP égal, les enfants d’immigrés réussissent un peu mieux, tout simplement parce que les parents ont un énorme investissement dans l’école."
Des polémiques "qui tournent en rond"
Les deux sociologues ont aussi l'impression que toutes ces questions ne sont pas nouvelles et tournent un peu en rond : "Une des fonctions de l’historien, dans un monde où l’actualité va de plus en plus vite, et où chacun croit que ce qu’il découvre la veille est nouveau, c’est de rappeler qu’il y a une longue histoire", explique Gérard Noiriel. "Par rapport au champ de la recherche, on s’en positionné contre ceux qui nous parlent “d’aveuglement à la race”. La République française n’a pas du tout été “aveugle à la race” : quand on fait un peu d’Histoire on s’aperçoit que ça a été constamment au centre du débat ! Il y a une histoire longue de la France sur cette question, et toute une série de choses, notamment sur le racisme systémique. C’est aussi une des raisons du livre : une lassitude par rapport à des polémiques qui tournent en rond. Qu’est-ce que ça apporte qu’on tourne en rond pendant des décennies sur les mêmes sujets ?"
Lutter contre la "logique de l'émotionnel"
"Ce livre peut être une invitation à un véritable dialogue, qui survient rarement, entre journalistes et sociologues", ajoute Stéphane Beaud, sur la question des polémiques alimentées mutuellement entre médias et réseaux sociaux. "C’est très important que des chercheurs en sciences sociales apportent leur contribution, et que de l’autre côté des journalistes qui ont le temps de réfléchir se nourrissent des travaux des sciences sociales, pour voir si sur ces sujets, il n’y a pas un intérêt collectif à penser à la manière dont on présente les événements. Tous les scandales raciaux sont très largement produits par la presse et les réseaux sociaux."
"Le monde des journalistes est extrêmement divers", approuve Gérard Noiriel. "Mais il est important que la fraction des journalistes qui croient à la finalité de leur travail puisse aussi respecter le travail qu’on peut faire nous. Nous, on se fait parfois quasiment insulter pour nos travaux, par rapport à nos recherches, parce qu’elles ne sont lues qu’à travers le prisme de la polémique du jour. Et ça, c’est insupportable."
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"Pourquoi ça suscite tant de commentaires ? Parce qu’il y a une logique d’indignation, d’humiliation", considère Stéphane Beaud. "Les réseaux sociaux amplifient ça, et en tant que chercheurs en sciences sociales, notre travail c'est de refroidir l’objet, qui est surchauffé en permanence par les polémiques. Quand on voit ce qui se passe en matière de violences policières, on comprend l’indignation !"
Gérard Noiriel regrette : "C’est la logique de l’émotionnel, alors que le propre de notre métier c’est justement de prendre une distance, même si on a aussi des engagements. Il y a des amalgames, comme islamo-gauchisme, qui créent un esprit de corps : nous-mêmes, on est solidaires de nos collègues qui se font insulter avec ce terme !"
L'enquête, face à la déferlante des réseaux sociaux
"Quand j’entends les accusations sur l’université qui serait devenue “intersectionnaliste”, c’est complètement exagéré", rappelle Stéphane Beaud. "L’université est un régime où l’on fonctionne par l’évaluation des pairs, or la suppression du CNU est un boulevard pour un tas d’entreprises universitaires qui ne seront pas contrôlées."
Pour Gérard Noiriel, ce n'est pas typique des réseaux sociaux. "Toutes les innovations technologiques, notamment en matière de communication, sont contradictoires. Il y a des aspects positifs : c’est un progrès dans nos démocraties, les réseaux sociaux. Des tas de gens qui n’avaient pas de possibilité de participer à la vie publique peuvent le faire, mais en même temps il y a un risque : celui de l’autonomie de nos métiers. On a vu Manuel Valls accusant les sciences sociales d’excuser, alors que notre but c’est d’expliquer ! Si on confond les deux, c’est la mort des sciences sociales. Et notre métier devient quasiment impossible."
Que répondent-ils à l'accusation que leur propos est aussi influencé par le fait d'être "deux hommes blancs de plus de 50 ans" ? "Ce genre d’accusations, on ne peut pas y répondre : on est ce qu’on est", reconnaît Stéphane Beaud. "Nous sommes une génération formée par le marxisme dominant de l’époque, par Bourdieu qui a joué un rôle très important pour sortir du cadre étroit du marxisme. On est fidèles à cette tradition théorique, mais on n’est pas complètement aveugles : on voit bien que c’est intéressant de voir d’autres travaux. On n’a rien contre l’intersectionnalité en tant que telle, mais on attend des travaux. On considère tous les deux qu’on fait déjà de l’intersectionnel, mais en actes, sans en faire une théorie ou quelque chose qui surplombe, on en fait dans notre travail empirique. Dans notre métier, il n’y a que ça de vrai : l’enquête, l’enquête et l’enquête. C’est ça qui va faire la différence."
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