

Céline Braconnier, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. coauteure de "La démocratie de l'abstention" (Folio Gallimard) et le politologue Jérôme Jaffré, directeur du CECOP, sont les invités du Grand Entretien de Nicolas Demorand.
L'abstention record de dimanche dernier n'est pas une rupture, pour Céline Braconnier, mais plutôt "très clairement un palier supplémentaire. L’ampleur est inédite, mais on s’inscrit dans le prolongement d’une démobilisation électorale qui s’amplifie d’année en année, et qui affecte absolument tous les scrutins intermédiaires, et aussi la présidentielle, certes dans des proportions qui n’ont rien à voir. Cette abstention finit par atteindre des taux très problématiques pour notre démocratie représentative."
"Il y a un vrai risque : quand on voit que 15 % des jeunes ont voté, que dans les quartiers populaires l’abstention élevée au niveau nationale, ça signifie qu’il n’y a presque plus d’électeurs pour aller voter pour les scrutins intermédiaires."
"Il faut bien comprendre que déjà les municipales l’année dernière, marquées par la Covid, avaient atteint un taux d’abstention exceptionnellement élevé", rappelle Jérôme Jaffré. "Alors que d’habitude c’est un scrutin de proximité auquel les électeurs vont voter, en particulier dans les petites communes. On est dans la situation où il y a une cassure entre le citoyen et le vote qui se confirme. Il faut comprendre que le vote ou l’abstention, c'est un effet d’enchaînement et d’entraînement : si les électeurs perdent l’habitude d’aller voter, et ils l’ont largement perdue entre les municipales et ces régionales, la question se pose pour la présidentielle !"
"C’est une question d’offre politique pour les électeurs, d’intérêt. La mobilisation n’est pas totalement acquise pour la présidentielle de l’année prochaine. Comment réparer la cassure, voilà la vraie question."
"On ne croit pas que voter va produire des changements"
"L’abstention est multifactorielle", analyse Céline Braconnier. "Personne ne s’est risqué à avancer la peur du Covid comme seul facteur explicatif. De façon indirecte, la crise sanitaire a eu pour effet que la campagne de terrain n’a pas eu lieu. Or on sait que plus on est éloigné de la politique, plus on a besoin d’une campagne de proximité pour aller voter, ne serait-ce que pour avoir en tête le fait qu’il y a un vote qui est prévu, et pour obtenir une aide dans le décryptage des enjeux et des programmes. Cette absence de campagne a ajouté son obstacle à la participation, mais les taux enregistrés dimanche sont le produit d’un ensemble de facteurs cumulés parmi lesquels les facteurs structurels sont les plus importants : encore une fois, on est dans le prolongement de taux d’abstention déjà très impressionnants dans les scrutins précédents."
"Parmi ces facteurs, il y a le facteur politique, le désenchantement politique très marqué des citoyens à l’égard de notre démocratie représentative, le doute, le scepticisme qui s’exprime à l’égard des élus, la méfiance, le sentiment qu’aller voter ça n’a plus trop de sens. On ne croit pas que ça va produire des changements. Et on a du mal à se repérer, dans une offre peu lisible. Tout ça cumulé crée de l’abstention très forte."
Pour Jérôme Jaffré, l'une des explications, c'est aussi qu'"il n’y avait pas de message politique pour les électeurs à délivrer dans ces élections. Or c’est un moteur capital de la participation, surtout aux régionales. Je pense aux régionales de 1992, un an avant le désastre socialiste de 1993, ou de 2004 ou 2010, sanctions contre Chirac/Raffarin ou contre Sarkozy. Vous avez des messages politiques, l’électeur veut se saisir de l’élection intermédiaire, l’élection régionale ne passionne pas mais il envoie un message au pouvoir. Là, vous êtes dans une situation où nous sommes sous Covid, le pouvoir n’est pas aussi impopulaire qu’il l’a été il y a quelques mois, il n'y a pas de sortant LREM… Comment délivrer un message politique fort dans ces conditions ?"
"Si vous n’avez pas cet ingrédient, le jeu politique est très loin des électeurs. D’une certaine façon, avec l’insistance mise sur le jeu politique, en particulier par les représentants de la majorité (entente, fusion, front républicain avant le premier tour), si la classe politique ne parle qu’à la classe politique pourquoi les électeurs se passionneraient-ils ?"
"Le corps électoral est profondément déformé par rapport à ce qu'est la société"
Céline Braconnier estime qu'il y a désormais "une distance indéniable, un éloignement des institutions de la démocratie représentative. Maintenant, il y a des électeurs de différentes catégories, les jeunes par exemple, qui s’abstiennent de manière plus importante : l’âge est le critère, le déterminant principal de la participation électorale, et l’est de plus en plus. Le décalage de participation n’a pas été réduit par cette abstention faramineuse. Participer à la vie démocratique vient prolonger d’autres formes d’intégration sociale : on vote davantage quand on a un travail stable, quand on a fondé une famille… Tout ça, ça s’amplifie avec le temps, parce qu’on travaille plus tardivement qu’il y a 30 ans, mais c’est un facteur traditionnel."
"En revanche, il y a un facteur générationnel qui s’est ajouté et qui est extrêmement important : aujourd’hui, les jeunes de 20 ans ne s’abstiennent plus de ne plus se rendre aux urnes, alors que les personnes plus âgés continuent d’y aller, y compris quand ils sont porteurs d’un certain scepticisme et d’un certain désenchantement. Ce qui était frappant dimanche dernier, c’est que du côté des votants on n’avait pas plus d’enthousiasme et de compréhension pour les enjeux du scrutin que du côté des abstentionnistes. Ça, ça doit interroger l’ensemble des acteurs du champ politique : les votants eux-mêmes paraissent sceptiques sur l’intérêt d’aller voter."
"Ça donne un corps électoral profondément déformé par rapport à ce qu’est la société toute entière", regrette Jérôme Jaffré. "Cette distance est inquiétante pour le bon fonctionnement des institutions et de ce que le système peut apporter aux citoyens en réponse à leurs demandes et à leurs besoins. Marine Le Pen avait 21 % des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle de 2017; parmi les votants effectifs de ce premier tour des régionales, cet électorat présidentiel représente à peu près 15 %. Et l’électorat Fillon, qui s’est mobilisé beaucoup plus, car c’est un électorat âgé et aisé, était de 20 % des voix à la présidentielle, et de plus de 25 % au premier tour des régionales."
"Vous avez un effet de déformation sociologique, qui vient d’être rappelé, mais aussi politique, qui aboutit à des résultats où le vote de droite est surreprésenté. Ce scrutin, marqué par un dégagisme vis-à-vis des urnes, pourrait aboutir à ce résultat extraordinaire que tous les présidents de région soient réélus dimanche ! C’est l’inverse de 2017, où le dégagisme avait éliminé toute une classe politique ; en 2021, il pourrait prolonger les barons locaux dans leur toute-puissance pour 6 ans de plus."
L'équipe
- Production
- Production