Pascal Bruckner : "Le grand féminisme, dans lequel j’ai été élevé, était un féminisme de réconciliation"

Pascal Bruckner
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Pascal Bruckner ©AFP - Ludovic MARIN
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Le philosophe et essayiste Pascal Bruckner, auteur de "Un coupable presque parfait" aux éditions Grasset, est l'invité du Grand entretien de la matinale.

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Pascal Bruckner donne d'abord son sentiment sur le discours du président de la République lors de l'hommage à Samuel Paty : "Emmanuel Macron est toujours à la hauteur sur le plan rhétorique, c’est le maître de l’éloquence, il sait trouver les mots justes pour faire ressentir l’émotion du pays. Cela posé, le moment historique que nous vivons, qui est vraiment unique, m’inquiète à double titre. Premièrement, je crains qu’une fois l’émotion retombée, les mesures annoncées ne se diluent petit à petit dans les sables, et qu’on passe à autre chose. Ma deuxième inquiétude, c’est l’action d’un déséquilibré, d’un extrémisme, qui va aller tirer sur une mosquée ou frapper des femmes voilées : si un tel événement se produisait ou se répétait plusieurs fois, nous perdrions l’avantage moral que nous avons gagné en tant que nation victime du terrorisme islamiste."

"Il ne faut pas que la colère aveugle nos propos et nos actes"

"Le problème c’est que cette rhétorique [guerrière]; on l’a déjà utilisée cinq ou six fois depuis le début du XXIe siècle", rappelle l'essayiste. "En 2015, en 2016, on avait aussi le mot “guerre” à la bouche. C’est pas tout à fait une guerre au sens où l’on affronte un ennemi dans des tranchées ou dans des champs de bataille : c’est une guerre de l’ombre, une guerre du renseignement, une guerre d’intelligences. Nous devons être vigilants en tant que citoyens et soutenir avant tout nos enseignants, nos professeurs de l’Éducation nationale. Mais le mot “guerre” sert à trop d’usages, et il faut le réserver à ceux dont c’est le métier : les soldats, les gendarmes et les policiers."

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Pascal Bruckner l'assure : "Il ne faut pas que la colère aveugle nos propos et nos actes : il faut considérer qu’une majorité de citoyens français de confession musulmane aspirent à vivre en paix, sans être menacés, inquiétés, par les extrémistes du Coran. Le travail du politique va être aussi de gagner le cœur des musulmans de France et de les faire adhérer au projet d’éradication du terrorisme et de l’islamisme."

"J’ai simplement rappelé à Rokhaya Diallo ses engagements politiques"

Revenant sur sa violente charge, la veille sur le plateau de l'émission "28 minutes" sur Arte, contre Rokhaya Diallo, accusée d'avoir "armé le bras des tueurs de Charlie", l'essayiste se justifie : "J’ai déjà eu un problème juridique pour avoir dit la même chose en 2015 à propos des Indigènes de la République, pointant leur complicité idéologique. Là, j’ai simplement rappelé à Rokhaya Diallo ses engagements politiques, au sein de l’islam politique, et combien elle critiquait Charlie Hebdo en les traitant d’islamophobes, de racistes. Et je ne suis pas le seul à le dire : toute l’équipe de Charlie, à commencer par son avocat Richard Malka, ne cesse de le répéter."

"Je ne regrette pas : je pense qu’effectivement il y a des mots qui peuvent tuer", plaide Pascal Bruckner. "Il y a des mots qui portent une charge de haine. Et à partir du moment où on légitime la colère contre un journal satirique, on risque d’entraîner des actes de cette sorte. Par conséquent, j’assume complètement ce que j’ai dit. Et encore une fois, toute l’équipe de Charlie Hebdo est d’accord avec moi."

"La cible principale c’est l’homme blanc, et accessoirement la femme blanche qui ne paie rien pour attendre"

"Le mot “blanc” remplace très souvent les analyses politiques d’un certain nombre d’essayistes, tout d’un coup on passe de la lutte des classes à la lutte des races", explique celui qui rappelait la veille à Rokhaya Diallo son "statut de femme musulmane et noire". "Dans le discours néo-féministe, comme dans le discours anti-raciste, comme dans le discours décolonial, la cible principale c’est l’homme blanc, et accessoirement la femme blanche qui ne paie rien pour attendre. On tente d’expliquer tous les malheurs du monde à partir de cette espèce humaine considérée comme responsable de tout ce qui va mal sur cette planète."

Pour l'essayiste, "le grand féminisme, celui dans lequel j’ai été élevé, celui d’Élisabeth Badinter, de Françoise Giroud, de Simone de Beauvoir, était un féminisme de réconciliation : il demandait aux hommes de s’arracher à une virilité toxique, aux femmes de s’arracher à la soumission, et ensemble de créer un monde nouveau et de partager des valeurs communes. Le néo-féminisme est un féminisme qui accuse le genre masculin tout entier. On dresse face à face le sexe féminin contre le sexe masculin, et on dit aux femmes : cessez de fréquenter les hommes, cessez de les approcher, car ils sont méchants par nature, et à moins de les rééduquer il n’y a rien à attendre d’eux."

"Est-ce que les excès favorisent le progrès de la cause ?"

Pour autant, pense-t-il qu’on peut faire une révolution, comme celle des femmes, sans "casser des œufs" ? En demandant les choses poliment, les femmes les obtiennent-elles plus ? Le philosophe répond par une autre question : "Est-ce que les excès favorisent le progrès de la cause ? Je ne le pense pas. Et d’ailleurs je ne suis pas le seul à le dire, d’innombrables féministes s’insurgent contre ces dérives. Car ce n’est pas la justice qui gagne comme ça, c’est le lynchage. On désigne un homme, souvent impuissant, et on dit : il ne mérite plus de vivre ou d’apparaître sur la place publique, même quand cet homme n’est pas légalement poursuivi par la justice. C’est une dérive très dangereuse, y compris pour le mouvement féministe lui-même."

Il estime que la question n'est pas de "demander les choses gentiment", mais "de respecter l’État de droit. On a parfaitement raison de se plaindre des défaillances de la justice, mais on ne peut pas se faire justice soi-même. C’est ça le danger. La justice court toujours un double risque : laisser un crime impuni, ou laisser un innocent se faire punir. Je demande simplement qu’on améliore l’état de droit, mais qu’on ne le foule pas aux pieds."