Stéphane Lissner et Fabrice Luchini, la culture en confinement

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Stéphane Lissner, directeur général de l'Opéra de Paris et Fabrice Luchini, comédien, sont les invités de la matinale.

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Stéphane Lissner : "On ne peut pas proposer de spectacles au rabais"

"La culture est cruciale, comme la santé, comme pouvoir se nourrir", assure le directeur de l'Opéra de Paris. "Depuis plus de 20-25 ans, les diminutions régulières du financement de la culture nous amène à une crise qui est révélée par le virus. Pendant ces dernières années, ces diminutions on les a vues du côté des collectivités locales et de l’État, et en 2017 est arrivé le pacte de stabilité, qui a plafonné les dépenses des collectivités locales. Et cette restriction les amène à se désengager peu à peu, puisque la culture n’est pas prioritaire, nous ne sommes pas dans une logique de gain de productivité. La diversité, l’innovation, la création vont être peu à peu remplacées par une forme de globalisation, de marchandisation, et c’est ça qui est très préoccupant et que révèle aujourd’hui cette situation."

Pour lui, à l'Opéra, "le protocole [proposé pour reprendre les spectacles] est impraticable : impraticable pour le public, pour les artistes et pour les salariés. Suppression des entractes, c’est impossible, faire entrer 2700 personnes en respectant les distances, c’est impossible, la distance dans l’orchestre, dans les chœurs, c’est impossible. On attend un vaccin, un médicament, peut-être que ce virus va disparaître, il faut être optimiste. Je pense qu’il faut être lucide : en ce qui concerne l’Opéra de Paris, on ne peut pas proposer de spectacles au rabais dans lesquels l’exigence artistique serait mise à mal."

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"Je ne suis pas prêt à fermer, mais je suis bien obligé de constater qu’aujourd’hui, pour respecter les règles de sécurité qui me semblent évidentes et nécessaires, on ne peut pas ouvrir", regrette Stéphane Lissner.

"Si ça doit continuer, comme nous avons des travaux prévus à l’été 2021, je me demande s’il ne serait pas plus sérieux de fermer encore deux ou trois mois à la rentrée pour faire ces travaux."

D'autant que l'Opéra de Paris était déjà en difficulté auparavant. "L’entreprise a vécu des secousses extrêmement violentes socialement avec la réforme des retraites, avec des pertes très importantes de l’ordre de 15 millions d’euros, et maintenant nous avons les pertes liées au Covid-19. C’est grave parce que l’Opéra de Paris s’auto-finance à hauteur de 60 %, l’État a diminué ces dernières années de plus de 15 millions son financement. Résultat : nous avons augmenté le nombre de représentations, ce qui met tous les personnels en grande tension, nous avons dû augmenter le mécénat, ce qui pose un certain nombre de problème. Et quand il arrive une crise, l’opéra se retrouve pour la première fois sans fonds de roulement."

Pour autant, il l'assure, "il n’y aura pas de faillite [de l'Opéra] : l’État l’a dit, il sera toujours aux côtés de cette institution publique. Peut-être que sa mission de service public n’est plus celle qu’elle était il y a encore quelques années, même s’il en reste un petit peu, mais il sera soutenu par l’État." Mais "si nous n’avons pas un changement profond de soutien pour la culture, je pense que le futur s’annonce très sombre".

Fabrice Luchini : "J’ai peur de la mort, mais à part ça le reste je m’en tape"

"On ne va pas se plaindre", entame le comédien privé de théâtre pour le moment. "On est là, on attend comme des cons, et c’est pas près de rouvrir, tout ça. Il y a des natures pessimistes et optimistes, ce confinement il a révélé des identités : les flippés savent qu’on n’est pas rendu, ils pensent que pendant un an on ne va plus jouer."

"Le confinement oblige à rompre avec le cercle des plaisirs hystériques", note Fabrice Luchini. "Y’a plus de relations hystériques, y’a plus de rapports sociaux, y’a plus que toi dans ta baraque et à un moment tu deviens fou. Mais la vraie question, c’est qu’il y a beaucoup de théâtres privés qui vont fermer. Je ne veux pas jouer le mec hyper bienveillant, abonné à France Inter, qui vit dans son corps la souffrance de tout le monde… Mais il est évident que tous les techniciens qui m’appellent du théâtre privé, sentent bien qu’à la rentrée il y aura des gens sur le carreau. Si on rejoue en octobre, ça fait sept mois, il y a des théâtres qui sont fragiles et qui vont fermer. Ça dépend du public."

Qu'attend-il de ceux qui nous gouvernent, Emmanuel Macron en tête ?

"J’attends une économie d’intervention, pas de sentimentalité. Un peu à l’allemande : pragmatique, pas de littérature, des trucs hyper simples, très court, pas d’affection comme si on était des enfants de deux ans et demi."

De son côté, il a décidé de dire des fables de La Fontaine sur son compte Instagram, lui qui déteste mes réseaux sociaux. "Je me suis dit, il faut une discipline : il faut que je retravaille des textes difficiles. Et les plus difficiles dans la langue française, c’est La Fontaine, parce que ça apparaît très vivant mais c’est d’une structure à la fois rigide et libre. Et puis, c’est étonnant, j’ai été traversé par un sentiment citoyen : qu’est-ce que je peux faire pour les gens qui sont confinés dans 24 m² à 18 ? Je me suis dit : tu vas faire peu de chose, c’est dérisoire, c’est médiocre, c’est rien du tout, mais tu vas poster tous les trois jours une fable du génie de la langue française. Et j’ai reçu des réponses d’infirmières, c’est bouleversant. Si ça peut, pendant 4 minutes, éveiller les gens à la nuance…"

"J’ai pris La Fontaine pour une raison simple, c’est que c’est un événement colossal, le plus grand adaptateur de tous les temps. Il a plongé dans des pensées extrêmement déprimantes, en réalité, très pessimistes, c’est pas sexy la morale, c’est pas festif, c’est pas sympatoche ! Et pourtant, l’événement est immense parce que c’est un génie. Par exemple, quand les Français étaient très fiers d’avoir été meilleurs, j’ai placé “Se croire un personnage est fort commun en France, on y fait l’homme d’importance et l’on n’est souvent qu’un bourgeois”. Ça tombait hyper bien au moment où l’on disait qu’on n’avait pas besoin de masques."

Pour lui, désormais, "il faut libérer les gens, parce que d’autres problèmes immenses vont arriver, des centaines de milliers de problèmes : problèmes sur la psychiatrie, que je suis de près, la crise économique la plus grave depuis l’après-guerre."

A-t-il peur de ce que l’on vit actuellement ? “J’ai peur de la mort, mais à part ça le reste je m’en tape.

"C’est tout à fait étonnant comme période, parce que personne n’a de visibilité."

"Il va y avoir des dizaines, des centaines de restaurants qui vont fermer, on ne sait pas si on pourra ou non jouer, dans le théâtre privé il y aura des dizaines de gens sans boulot… On ne peut rien projeter.”

Pourtant, il a une vision un peu moins pessimiste que Michel Houellecq, qui écrivait pour France Inter que demain, le monde serait "un peu pire". "Il y a deux natures : les hommes de gauche qui croient que ça va être merveilleux, les êtres humains sont sublimes, et puis les gens qui sont conservateurs et qui pensent que la nature humaine est très inconfortable, assez mesquine, profondément égoïste et ne peut être sauvée par une seule chose, l’art. Je pense qu’il n’a pas tort, Houellebecq, mais quelqu’un dirait le contraire qu’il aurait raison aussi. Y’a plus du tout de vérité. En tout cas, je peux vous dire en gros : ça va pas être marrant.”

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