Le journal d’Etty Hillesum

France Inter
Publicité

Etty Hillesum a vingt-sept ans, elle est belle, elle est juive, elle vit à Amsterdam, elle veut être écrivain lorsque la guerre sera finie. Mais ce qui l’intéresse plus encore que les hommes dont elle tombe amoureuse, plus encore que l’art, et même plus que sa propre survie, c’est l’aventure spirituelle.

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler d’un livre magique. On a tous des livres secrets qui nous aident à traverser les moments difficiles, des livres qu’on ne peut pas s’empêcher de relire parce qu’à défaut de changer notre vie, ils transforment nos pensées quelle que soit la page à laquelle on les ouvre – ce qui est déjà une façon de changer notre vie. Ces livres-là, on les transporte avec soi, on les glisse dans nos bagages chaque fois qu’on part en voyage, on dirait qu’ils grandissent et vieillissent avec nous, on dirait qu’ils nous parlent : ce sont des livres de magie.

Et comme nous avons bien besoin de magie, je vais vous parler de Etty Hillesum, dont le journal que voici a été écrit pendant la deuxième guerre mondiale à Amsterdam. Ce journal a connu un immense succès dès sa publication, en 1981. Etty Hillesum commence son journal en 1941, elle a vingt-sept ans, elle est belle, elle est juive, elle vit à Amsterdam, elle veut être écrivain lorsque la guerre sera finie. Mais ce qui l’intéresse avant tout, ce qui l’obsède, plus encore que les hommes dont elle tombe amoureuse, plus encore que l’art, et même plus que sa propre survie, c’est l’aventure spirituelle. Etty Hillesum cherche le Graal. Et pourtant - et c’est sans doute pour cela que son témoignage nous remue à ce point - Etty Hillesum n’est pas du côté des saintes, elle serait plutôt du côté des femmes trop libres. Elle vit avec un homme sans être mariée, elle tombe amoureuse d’un autre, et lorsqu’elle avorte par peur de mettre au monde un enfant malheureux, elle écrit : 

Publicité

« J’ai le sentiment de m’employer à sauver la vie d’un être. Non, c’est ridicule : sauver la vie d’un être en lui barrant de toutes mes forces le chemin de cette vie ! Je veux lui éviter d’entrer dans cette vallée de larmes. Je vais te refouler dans la sécurité des limbes, petit être en devenir, tu devrais m’en savoir gré. »

Etty Hillesum cherche donc un sens à sa vie. C’est toute l’intensité de cette recherche que raconte son journal, mais elle ne le cherche ni en rentrant dans les ordres ni dans une retraite au sommet de l’Himalaya, elle cherche le Graal ici et maintenant, dans un ici et maintenant qui est le sien, en plein chaos de la guerre et au milieu des remous d’une vie sentimentale agitée. Et ce qui est très impressionnant, c’est que plus le journal avance, plus elle y parvient. 

Amsterdam devient de plus en plus invivable pour les juifs, et Etty nous raconte ses conversations avec ses proches, comme celle-ci, juste après qu’un de ses amis à l’université, directeur d’une revue communiste, ait été torturé et tué :

« Atmosphère lugubre au cours, ce matin. Pas complètement pourtant : il restait une petite lueur d’espoir, et ce fut une brève conversation avec Jan Bool, inattendue, comme nous passions par l’étroite et glaciale Langebrugsteeg, puis à l’arrêt du tram. « Qu’a donc l’homme à vouloir détruire ainsi ses semblables demandait Jan d’un ton amer ? » « Les hommes, les hommes, n’oublie pas que tu en es un, lui dis-je. » Il voulut bien en convenir, pour une fois, ce bougon de Jan. Je poursuivis mon sermon : « Et la saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d’autre solution, vraiment aucune autre solution que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n’ayons d’abord corrigé en nous. L’unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs. »

Ce qui donne la chair de poule, lorsqu’on lit ces pages, c’est qu’elles ne sont jamais déprimantes. C’est même tout le contraire. La voix d’Etty Hillesum est celle d’une optimiste, une optimiste qui nous dit tiens-bon, ne te laisse pas abattre. Une vie optimiste mais tragique, puisque Etty va refuser l’appui de ses amis qui lui permettrait d’éviter la déportation pour accompagner sa famille au camp de transit de Westerbork, d’où elle sera finalement déportée pour Auschwitz. Alors qu’elle est brièvement de retour à Amsterdam, et juste avant de retourner définitivement à Westerbork, elle écrit : « C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe. [...] Là-bas, j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ? »

L’optimisme tragique est la plus belle définition de la magie. Et ça n’est pas une magie inaccessible mais bien celle que nous pouvons pratiquer chaque jour et en toutes circonstances. Si vous en doutez, lisez ou relisez le journal d’une magicienne de vingt-sept ans qui s’appelait Etty Hillesum.

une vie bouleversée suivie de Lettre de Westerbock d'Etty Hillesum publié aux éditions Points

L'équipe