Il se joue en ce moment dans Wikipédia une bataille passionnante. On observe depuis quelques mois des modifications constantes de certaines pages de l’encyclopédie en ligne, des pages qui traitent notamment de questions problématiques pour la Chine.
Son terrain, ce sont les articles qui parlent de la Chine, et une excellente enquête de la BBC la raconte en détail. Des questions qui traitent de certains enjeux en Chine : les manifestations à Hong-Kong, Taïwan ou le Tibet. Il s’agit de modifications dans les pages en anglais et en mandarin, des modifications parfois subtiles (les « manifestants » hongkongais deviennent des ”émeutiers” ?), parfois elles sont moins subtiles (Taïwan n’est plus un “état d’Asie du Sud”, mais devient une “Province de la République Populaire de Chine”). Ces modifications - très récurrentes ces derniers temps - ont en commun d’aller dans le sens de la vision officielle du Parti communiste chinois.
Il semblerait que tout ça soit la conséquence d’une stratégie pensée et coordonnée
On a vu apparaître en Chine des plaidoyers pour systématiquement modifier ce qui est “anti-chinois” dans l’encyclopédie, comme ce très sérieux papier publié dans une revue chinoise de sciences sociales et intitulé “Opportunités et défi de la communication extérieure de la Chine dans Wikipédia”. D’autres appellent directement à l’action collective. Pour autant il est très difficile de savoir si le gouvernement chinois est impliqué ou s’il ne s’agit que d’initiatives individuelles de zélés patriotes.
L’encyclopédie est rodée aux tentatives d’influence dans la rédaction des notices. Depuis le début, c’est le cas, et tout un système très complexe de mise à disposition des modifications, de validation, voire de blocage, existe pour y parer. Mais, manifestement, un degré supplémentaire semble avoir été franchi : la communauté de wikipédiens taïwanais dit qu’ils font aujourd’hui l’objet de menaces, certains contributeurs recevant des menaces de mort adressées personnellement quand leur opinion diverge trop du discours officiel chinois.
On peut à mon sens tirer plusieurs leçons de cette histoire
D’abord, elle rappelle qu’une encyclopédie quelle qu’elle soit est une vision du monde. Et que comme il n’y a pas une seule vision du monde, à partir du moment où cette encyclopédie ouvre la possibilité à tous de contribuer, et de permettre techniquement la modification en continu, elle devient mécaniquement un lieu de confrontations des visions du monde. Pour le dire autrement, cela repose la vieille question “qui écrit l’Histoire ?” Mais en direct.
Ensuite, cela raconte l’affrontement de deux mondes : d’un côté celui de Wikipédia - l’utopie de communautés en ligne ouvertes et faisant appel à l’intelligence collective – de l’autre l’ancien monde des Etats.
Enfin, cette histoire dit que la Chine, qui longtemps ne s’est pas préoccupée de son image hors de ses frontières, veut prendre en charge son propre récit. Et qu’elle le fait là où il est important de le faire aujourd’hui : c’est-à-dire sur Wikipédia. En creux, c’est un immense hommage à la réussite de ce projet. Une réussite qui n’est pas prête d’être contredite. Parce qu’elle profite de l’évolution technique, et en particulier des assistants vocaux (ceux de nos téléphones ou ceux des enceintes connectées).
Ces assistants vocaux, quand on leur pose des questions de culture générale (« dis-moi Siri, Taïwan c’est indépendant ? ») ont tendance à puiser la réponse dans Wikipédia. Contrôler la réponse qui sera donnée au sein du foyer, sans contradiction, l’enjeu est de taille. Bref tout ça risque d’augmenter encore l’importance de Wikipédia, donc d’augmenter aussi les guerres dont elle est le champ de batailles. Tout ça représente surtout des exigences supplémentaires pour celles et ceux qui la font fonctionner.
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