Pourquoi filmer - en moins bien - ce que filme la télé

Quel est l'intérêt de filmer des choses qui sont déjà filmées par la télévision ?
Quel est l'intérêt de filmer des choses qui sont déjà filmées par la télévision ?  ©Getty - Chris Whitehead
Quel est l'intérêt de filmer des choses qui sont déjà filmées par la télévision ? ©Getty - Chris Whitehead
Quel est l'intérêt de filmer des choses qui sont déjà filmées par la télévision ? ©Getty - Chris Whitehead
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Dimanche soir, l’équipe de France de foot retrouvait son public pour la première fois depuis sa victoire en Coupe du Monde

Et le match contre les Pays-Bas fut suivi d’une fête assez joyeuse. La télévision nous a donné à voir beaucoup de plans sur le public, et on a pu constater encore une fois que dans les tribunes, beaucoup de spectateurs brandissaient leurs smartphones pour filmer. Pourquoi ? La question peut paraître naïve. Mais tout de même, c’est étonnant. Pourquoi filmer avec son téléphone un événement qui est filmé - beaucoup mieux - par des caméras de télévision ? Quel intérêt d’avoir dans son téléphone des images mal prises, tremblantes, avec un son pourrave, alors même que la télévision - et il suffit pour ça d’avoir lancé un enregistrement sur sa box - vous offrira une archive de bien meilleure qualité ? 

Les esprits amers - et narquois - vous diront que c’est parce que les gens ne sont plus capables de vivre l’événement que par le prisme de leur écran, que c’est le signe d’un rapport au réel qui est vicié, une preuve supplémentaire de notre aliénation... Pas complètement faux. Mais très insuffisant. 

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Une autre explication vient immédiatement à l’esprit : les gens filment parce que ça accrédite leur présence (on peut même supposer que certains se filmaient eux-mêmes en mode selfie), en tout cas parce que c’est la preuve qu’ils y étaient, qu’ils ont participé à cet événement collectif. De ces images ils peuvent faire un double usage : à destination des autres (“regarde, j’étais au Stade de France”) et un usage à destination d’eux-mêmes (se les repasser dans un moment pour se rappeler qu’on a vu ça et que, en l’occurrence, c’était bien.)

Mais je vous avoue que je n’étais pas très satisfait par ces explications... quand je suis tombé par les hasards de l’Internet sur une vidéo mise en ligne hier par l’INA. Il s’agit d’une vieille interview de Federico Fellini, le grand cinéaste italien. Dans cette interview donnée en 1982, le réalisateur de “La Strada” et de “E la nave va” s’affligeait de ce que la télévision avait fait au cinéma, avec sa voix si reconnaissable.

Fellini dit à peu près ceci : “le plus grand tort que la télévision a fait au cinéma, ce n’est pas tant d’avoir pris sa place en proposant plusieurs films le soir, mais c’est de lui avoir fait perdre l’autorité, le prestige, le mystère de l’image.”  

D’abord, je me suis dit : “mais quel vieux réac ce Fellini…. évidemment qu’il regrette le temps où les cinéastes avaient seuls le monopole de l’image. Evidemment qu’il déteste une télévision qui triture, charcute et diffuse sans style des images qui n’ont rien à voir avec l’esthétique du rêve qu’il aimait tant dans le cinéma. Mais je n’ose même pas imaginer, me disais-je encore, ce qu’il aurait pensé des vidéos pourries qui peuplent nos téléphones et les réseaux…  Il aurait détesté ces gens qui filment dans le stade encore plus que la télévision… Il en serait peut-être venu à aimer la télé, le pauvre, s’il avait connu ça…. " 

Voilà ce que j’étais en train de me dire quand soudain, j’ai eu une illumination. Et si, au contraire, ces gens qui filmaient dans le stade dimanche soir étaient les alliés de Fellini. Pas parce qu’ils produisent de l’art, mais parce qu’ils disent que l’image de télévision est insuffisante. Eh oui, parce qu’en filmant ce que la télévision filme bien mieux, ces gens disent qu’il y a quelque chose que l’image de télévision ne saisit pas et qu’eux, avec leur smartphone au bout du bras, ils peuvent saisir - même avec un son dégueu, même avec du flou et des tremblements - quelque chose qui va au-delà du témoignage, qui est de l’ordre de la subjectivité brute : "Peu importe la qualité des images que je fabrique, mais elles sont de moi et à moi ; ceux à qui je les montrerai auront accès au plus près à ce que j’ai vu, même si ce visionnage n’est pas supportable très longtemps.” N’est-ce pas là, me disais-je, l’inverse exact de la quête télévisuelle ? Et voilà : peut-être ces gens font-ils - consciemment ou inconsciemment - de l’anti-télévision. 

Et Fellini, s’il avait vu ça, aurait peut-être adoré.