

Depuis quelques temps, des gens annoncent qu’ils quittent Twitter. Perte de temps pour les uns, univers trop violent pour les autres. Quelque soit la raison de leur départ, cela a fait réfléchir Xavier de la Porte, qui y voit surtout un peu de ridicule et d'hypocrisie. Mais surtout, cela l'a fait penser à Molière…
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais depuis quelques temps, des gens annoncent en plus ou moins grande pompe, qu’ils quittent Twitter. Quand ils donnent une explication, c'est parce qu'ils ont souffert d'être pris à partie, qu’ils sont fatigués de l'ambiance qui y règne, ou qu’ils y perdent trop de temps. Bref, ils renoncent et se retirent, non sans avoir écrit un dernier message auquel il arrive, parfois, de connaître un grand succès, ce qui est un beau paradoxe. Bref.
Cette tendance provoque en moi un sentiment contrasté, surtout quand elle est le fait de comptes actifs et suivis : c’est évidemment leur droit de faire cela, c’est peut-même assez sain (parmi eux, j’ai vu des gens qui s'abîmaient en tweetant, d’autres qui étaient abîmés). En même temps, je ne peux pas m’empêcher de trouver ce genre d’annonce un peu ridicule, un peu égocentrée, voire un peu hypocrite (car parmi ceux qui partent sous prétexte que Twitter est violent, j’en ai vu qui n’étaient pas les derniers à y contribuer). Mais surtout, depuis le début, je sens un air de déjà-vu, comme si cette alternative - quitter ou pas un petit monde social - était déjà connue, avait été formulée ailleurs, dans un autre temps.
J’ai longtemps cherché et hier, comme par miracle, j’ai compris : tout ça me faisait penser au Misanthrope de Molière. La magnifique pièce où Alceste finit par quitter ce qu’il appelle “le monde”. Ce n’est pas seulement son amour déçu pour Célimène qui l’y mène (eh ouais, rime intérieure…). Souvenez-vous ce que dit Alceste :
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire, / est sorti triomphant d’une fausseté noire !
En gros Alceste se considère victime de fake news et de shit-storm. Il en tire les conséquences :
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge : / Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge. / Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups, / Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Mais son copain Philinte lui oppose des arguments que je trouve très pertinents : “Tout marche par cabale et par pur intérêt ; / Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte, / Et les hommes devraient être faits d’autre sorte. / Mais est-ce une raison que leur peu d’équité / Pour vouloir se tirer de leur société ? / Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie / Des moyens d’exercer notre philosophie [...] / Si tous les cœurs étaient francs, justes et dociles, / La plupart des vertus nous seraient inutiles.” En gros, Philinte lui dit qu’il affronter les humains tels qu’ils sont. Ce à quoi Alceste répond :
La raison pour mon bien, veut que je me retire : / Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire ;/ De ce que je dirais je ne répondrais pas, / Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Et voilà, Alceste ne résiste pas à la tentation de clasher, il quitte Twitter.
Ce qui est intéressant, c’est que Le Misanthrope est une pièce très particulière et Alceste un personnage singulier : admirable et ridicule à la fois, à la fois sage et aveuglé par lui-même, à la fois courageux et lâche, à la fois cohérent et contradictoire (à travers Célimène la mondaine, c’est aussi du monde dont il est un peu amoureux).
Bref, Alceste est l’ancêtre parfait de la personne qui quitte Twitter.
Plus passionnant encore : Molière ne tranche pas entre toutes ces oppositions, mais il livre une leçon qui est parfaitement adaptée aux réseaux sociaux : la vie mondaine est un jeu de faux-semblants, un théâtre où chacun revêt un masque. Annoncer son retrait du monde, nous dit Molière, ce n’est pas enlever son masque, c’est juste en mettre un nouveau.
Et voilà comment, 350 ans après, Twitter produit pleins de petits Alceste, aussi énervants et aussi admirables quand ils brandissent leur nouveau masque.
L'équipe
- Production
- Chronique