Si Michel Rocard n’était pas mort hier…
Si Michel Rocard n’était pas mort hier, les journaux, ce dimanche, auraient sans doute accordé plus de place à la tuerie perpétrée au Bangladesh. Véritable bain de sang dans un restaurant de Dacca : au moins vingt personnes tuées à l’arme blanche, sept Japonais, neuf Italiens, une Indienne, deux étudiants américains… Un massacre immédiatement revendiqué par le groupe Etat Islamique. Le récit de l’attaque en page 10 du PARISIEN. Les assaillants investissent les lieux en hurlant « Dieu est le plus grand », puis ils demandent aux clients de réciter les sourates du Coran afin de prouver qu’ils sont bien musulmans. Ceux qui ne le sont pas sont alors envoyés à l’étage, où ils sont torturés, avant d’être égorgés. Ce matin, le ministre de l’Intérieur du Bangladesh a démenti la revendication d’hier. D’après lui, les sept preneurs d’otages n’avaient strictement aucun lien avec le groupe Etat Islamique. Il a précisé qu’ils étaient tous très instruits, qu’ils avaient tous fréquenté l’université. Et dès lors, comment donc sont-ils devenus djihadistes ? « C’est devenu comme une mode », a-t-il bizarrement répondu…
Si Michel Rocard n’était pas mort hier, sans doute le JDD aurait-il fait sa Une sur les infos que l’hebdo présente comme « exclusives » : la nouvelle vie de Salah Abdeslam en prison. Voilà plus de deux mois que le suspect-clé des attentats de Paris est incarcéré à la prison de Fleury-Mérogis. Or, depuis la fin mai, les députés, accompagnés de journalistes, ont le droit d’inspecter les prisons à l’improviste. Laurent Valdiguié a ainsi accompagné le député Thierry Solère qui, mercredi, est allé visiter cette maison d’arrêt et qui a pu se rendre dans le bâtiment D3… Là même où est incarcéré Salah Abdeslam, surveillé 24 heures sur 24 par un système vidéo… Un détenu jugé particulièrement « nerveux et fatigué »… Les gardiens racontent qu’à son arrivée, il était très poli, mais que maintenant, il ne parle plus et que c’est devenu très tendu… Premier incident il y a quelques semaines, quand l’administration s’est rendu compte qu’Abdeslam pouvait échanger la nuit avec d’autres détenus. Ses « voisins » ont aussitôt été transférés. Dans la foulée, le terroriste présumé a eu une vive altercation avec un surveillant. C’était au cours d’une fouille corporelle. Il a voulu s’y opposer et le ton est vite monté. Et sinon, à quoi donc ressemblent ses journées ? La lecture du Coran, beaucoup de temps à prier, mais aussi à se faire à manger. Selon ses gardiens, qui consignent tous ses faits et gestes dans un cahier, il passerait également de longs moments devant la télé… Très peu devant le foot, mais en revanche, disent-ils, « son grand truc, c’est la télé-réalité… et le matin, il se lève à 11 heures »…
Si Michel Rocard n’était pas mort hier, sans doute les journaux en auraient-ils fait davantage sur la loi Travail, loi toujours contestée, dont le texte revient cette semaine à l’Assemblée… Sans doute en auraient-ils fait davantage aussi sur le départ du tour de France… La première étape a été remportée par l’Anglais Cavendish… Une victoire au sprint : « Magistral », titre LA PRESSE DE LA MANCHE… Peut-être les journaux en auraient-ils aussi fait un peu plus sur l’offre de service d’Eric Cantona : l’ancien attaquant star de Manchester propose de prendre les rênes de l’équipe de foot d’Angleterre… C’est à lire dans LE MONDE, qui nous informe aussi – et cela n’a rien à voir – du grand retour de la moustache… Après la vague des barbes de hipster tendance Brooklyn, la France des quartiers branchés a sonné la révolte en imposant les poils uniquement sous le nez… Mais attention, prévient ironiquement le quotidien : si vous associez la moustache à une marinière, elle peut vite vous faire ressembler à un serveur de restaurant français de Las Vegas…
Si Michel Rocard n’était pas mort hier, les journaux, ce dimanche, auraient par ailleurs certainement accordé plus de place à la mort d’un autre grand homme. Un survivant de la Shoah, prix Nobel de la Paix. C’est page 8 dans LE PARISIEN : « Elie Wiesel est mort. Il avait 87 ans. » Page 14 dans LE JDD : « Elie Wiesel était une lumière dans la nuit. » Toute sa vie, explique le journal, il s’était battu contre toutes les formes de totalitarisme… Et toute sa vie, il a tenu à témoigner de l’horreur d’Auschwitz, où il fut déporté avec ses parents et ses trois sœurs en mai 1944… C’est sous l’influence de François Mauriac qu’il décida ensuite, devenu journaliste, d’écrire et relater son expérience de la Shoah… Plus d’une trentaine de livres, qui lui valurent donc le Nobel de la Paix…
Voilà donc les sujets qui auraient sans doute pu faire la Une ce dimanche. Mais hier, nous avons appris la mort Michel Rocard… Ancien Premier ministre de François Mitterrand, théoricien de la nouvelle gauche, homme de réforme, homme d’ouverture, instaurateur du RMI, mais aussi de la CSG, sans oublier les accords de Matignon, et la paix rétablie en Nouvelle Calédonie… Il avait 85 ans, et c’est donc lui qui fait la Une de quasiment tous les journaux.
Photo pleine page, par exemple, à la Une du JOURNAL DU DIMANCHE : Michel Rocard une rose à la main. C’est une photo prise lors de la clôture du congrès du Parti Socialiste en 1987… Et pour l’hebdomadaire, qui retrace, je cite « l’œuvre inlassable d’un réformiste », il était « le cœur et la raison »… Homme de cœur et homme de raison… Homme drôle et malicieux, conteur hors pair et fumeur hors catégorie… Récit de son parcours, son parcours politique, son parcours familial… L’opposition avec son père, Yves Rocard, grand résistant et savant de génie… Il fut l’un des concepteurs de la bombe atomique française, il était sourd comme un pot et servit de modèle à Hergé pour le personnage du professeur Tournesol… Un père que Michel Rocard a donc dû affronter… Explication de gravure quand le fiston décide de ne pas faire polytechnique. Il choisit de faire Sciences Po, et le paternel, furieux, lui coupe alors les vivres… Ce « non » à son père sera déterminant pour le reste de sa vie, laquelle sera ensuite marqué par une autre opposition : celle à François Mitterrand, personnage qui, d’après Rocard, « savait être d’une grande cruauté », ce qui lui ne savait pas être. Il ne savait pas « tuer », disait-il.
Pluie d’hommage dans le journal. Hommage de François Hollande, qui évoque « un homme d’utopies et de rêves qui avait le sens de l’Histoire ». « Il savait rêver le monde », dit aussi Manuel Valls, pour qui Rocard était un maître et un ami. « Je regrette qu’il n’ait pas été président », commente pour sa part Jacques Delors, l’ancien président de la Commission Européenne. Et c’est d’ailleurs précisément cela que retient LE PARISIEN : que Michel Rocard n’a jamais été chef de l’Etat – par deux fois François Mitterrand lui a barré la route. Et pourtant, note le quotidien, il laissera son empreinte à la fois sur le PS et le pays
Pour preuve, les titres à la Une ce matin. LA PROVENCE se désole de « la disparition d’un juste ». SUD OUEST, de son côté, déplore sans sourire « la mort d’un géant », et souligne que Michel Rocard aura marqué les esprits par une pensée originale, dépassant souvent les clivages droite-gauche. Cependant, ce matin, c’est bien la gauche qui pleure. « La gauche est en deuil », titre LA DEPECHE DU MIDI, tandis que L’INDEPENDANT se fend d’un joli « larmes à gauche ».
Michel Rocard « fut un homme politique paradoxal et compliqué. Rénover la gauche, la réconcilier avec le réel, allier le concret et la rigueur, c'était sa voie », ce qui « ne l'empêcha pas de prendre des chemins de traverse », écrivent Jean-Louis Andreani et Raphaëlle Bacqué sur lemonde.fr. « Le président empêché », titre Libération en ligne, rendant hommage à « l'ancien Premier ministre, chantre d'un socialisme exigeant et moral » qui « n'aura jamais pu faire valoir ses idées à la présidence ». En cause notamment – on y revient, « l'exceptionnelle animosité » entre le « vieux sage » Mitterrand et le « jeune fougueux » Rocard, que dépeint Paul-Henri du Limbert sur lefigaro.fr. « Un quart de siècle après son départ de Matignon, la gauche française en est toujours à se combattre, et les adversaires de Manuel Valls usent toujours contre lui des arguments utilisés jadis par les mitterrandistes contre Michel Rocard. Il est mort sans avoir vu la fin de ‘la guerre des deux roses’ », constate l'éditorialiste du Figaro.
Mort, donc, à 85 ans, des suites d’un cancer, après une vie entièrement consacrée à la défense de la gauche. 3 mariages, 4 enfants, 13 chiens et 33 chats… Dans une interview au POINT, il avait expliqué ce qu’il aimerait que Dieu lui dise le jour de leur rencontre : « Petit, tu n’as pas trop mal travaillé. Tu as essayé de ne pas oublier les principes immuables de la société des humains. » S’il existe, on espère que c’est en effet ce que Dieu lui a dit hier…
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