Tzvetan Todorov : "Si l'on suit le discours ambiant, on ne mérite pas d'être qualifié d'intellectuel"

France Inter
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Philosophe et historien des idées, Tzvetan Todorov vient de publier Insoumis, une série de portraits de personnalités entrées dans l'Histoire pour s'être révoltées contre une oppression. Il est l'invité de Marc Fauvelle.

Vous avez été immigré quand vous avez quitté la Bulgarie pour venir travailler en France. Quel regard l’ancien migrant porte sur cette crise ?

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Il y a une grande différence car ma migration s’est accomplie dans des conditions parfaites […]

L’accueil était aussi très différent : à l’époque il était généreux à l’égard des ressortissants de l’Europe de l’est, surtout si l’on était rentré illégalement. Le fait de traverser la frontière de façon illégale était valorisé.

Vous avez écrit « la peur des barbares ». Est-ce que les migrants sont les nouveaux barbares ?

Ils sont perçus comme tel […] parce qu’ils font peur, on leur attache des qualificatifs inquiétants […].

Est-ce que les frontières qui repoussent à l’Est de l’Europe sont plus hautes que celles que vous avez connues ?

Elles sont d’avantage matérialisées, le rideau de fer était une métaphore mais on tirait à vue quand on essayait de traverser. La vie dans les pays de l’Est de l’Europe serait inimaginable dans les pays de l’Europe aujourd’hui […].

Extrait d’un discours d’Angela Merkel : « C’est mon fichu devoir, mon obligation de faire en sorte que cette Europe se mette d’accord ». Elle sauve l’honneur ou elle est inconsciente dans sa politique d’ouverture aux réfugiés ?

Je ne crois pas qu’Angela Merkel soit l’exemple d’une générosité supérieure. Elle est simplement lucide. Elle fait ce qu’un homme ou une femme politique doit faire : en se projetant dans l’avenir. Elle a raison de penser que l’arrivée de ces migrants, très motivés, dynamiques, jeunes, actifs, est en fait un bienfait pour l’Europe mais pas dans l’immédiat.

Aujourd’hui on nous dit un migrant c’est une voix pour le Front National.

Il se peut mais comme il n’y a pas d’élection demain, autant prendre un petit risque. Elle a bien fait de prendre ce risque. J’insiste, il ne s’agit pas d’adopter une position plus morale ou plus généreuse, ou plus angélique, il s’agit d’être lucide à plus long terme. Cette génération, il faut l’aider à apprendre la langue du pays où elle va s’établir. Ce qu’elle cherche c’est à travailler. Le travail ce sont les êtres humains qui habitent un pays qui le créent, alors plus il y aura de monde, plus il y aura de travail.

La position de l’Europe depuis des mois, vous fait honte ?

Non […] Mais je souhaiterais qu’elle soit plus activement consciente des dilemmes qui se présentent à elle aujourd’hui et que les élites qui nous gouvernent ne se contentent pas de décisions à court terme.

"Quand on se désintéresse des frontières extérieures de la Grèce et l'Italie, c'est irresponsable"

(Auditeur) Êtes-vpus déçu de cette Europe qui n’est pas à la hauteur de son Histoire ?

Ces guerres, qui ont lancé sur les routes du monde tant de millions de personnes, dans la plupart des cas, elles ne sont pas sans intervention de notre part, de l’Europe, des pays Occidentaux, prenez l’Irak, la Syrie, la Libye, ce sont autant de lieux d’interventions de nos forces armées qui n’ont pas été pensées jusqu’au bout. […] Tout cela me fait regretter qu’il n’y ait pas un élan.

(Auditeur) Faut-il réinstaurer les frontières pour arrêter le désastre humanitaire ?

Il serait bon de faciliter les entrées légales et donc de garder une trace des personnes qui rentrent en Europe. De ce point de vue, les frontières sont utiles, pour savoir où elles se trouvent.

L’espace Schengen supprime les frontières intérieures mais uniquement à condition de surveiller les frontières extérieures. Quand on se désintéresse des frontières extérieures de la Grèce et de l’Italie c’est irresponsable.

(Twitter) Que faire pour changer nos Gouvernements ?

Nous pouvons les encourager quand ils prennent la bonne voie. C’est un combat démocratique de tous les jours. Pas de baguette magique, c’est au jour le jour.

(Marc Fauvelle) Est-ce que l’Europe a besoin d’insoumission ?

Je le crois, de la part des citoyens. Par définition, les intellectuels qui se respectent sont un peu insoumis.

(Marc Fauvelle) Tout le monde se revendique de l’insoumission. Donald Trump, Bruno Lemaire, tout le monde est un insoumis. Donc ça ne veut plus rien dire.

C’est vrai. Il ne suffit pas de dire insoumis, il faudrait dire dans quelles conditions.

(Marc Fauvelle) Quel est le déclic, qu’est-ce qui fait qu’un jour on devient un insoumis ?

C’est d’être confronté à une violence extrême, un désastre qui vous touche au plus profond de vous-même.

(Marc Fauvelle) C’est la révolte ou c’est aussi le pardon avant tout, comme l’exemple de Mandela.

Ce n’est pas la révolte. Tous les individus dont je parle renoncent à la violence, c’est le cas de Mandela car ils se rendent compte que l’inclusion des autres dans une commune humanité est le moyen le plus efficace pour parvenir à ses fins. Si Mandela avait persisté dans la voie de l’affrontement, l’apartheid aurait été aboli après une guerre qui aurait fait un million de victimes . Il a été transformé par son expérience de prison parce qu’il a découvert l’humanité des gardiens. Il a découvert une voie différente : s’appuyer sur l’humanité de l’autre.

(Marc Fauvelle) Ce point commun entre ces hommes et femmes ?

Lorsque je parle des insoumis, ne croyez pas que je me présente comme un superman, je crois que le déclic se produit dans certaines conditions. La seule que j’ai rencontrée c’était Germaine Tillon. Elle était un individu tout à fait commun, elle ne brandissait pas des armes.

Quelqu’un ordinaire confrontée à une situation extraordinaire, c’est le déclic ?

Lorsqu’elle a été confrontée à l’invasion allemande, puis l’Algérie. Elle a su choisir le sentier étroit qui permet de sauver des vies humaines et faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher la torture et les attentats aveugles.

Quelle leçon vous retenez d’elle ?

__ Je retiens cette leçon de courage : dire à chacun ce qu’elle pensait sans s’encombrer de politesse. Femme de ménage ou Président de la République elle leur parlait de la même manière.

Tzevan Todorov
Tzevan Todorov
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