

Sophia fait un petit saut dans le temps : nous sommes le 2 janvier 2020 à Saint-Germain-des-Prés.
Ce matin, la brume semble ralentir les pas du vieil homme. Ses pas sont moins sûrs que d’habitude. Quelque chose dans l’air lui résiste c’est évident, mais quoi ? L’âge, sûrement. Il s’obstine, force un peu, pas trop. C’est pas le moment de flancher, se dit-il.
Il faut avancer, voilà comme ça doucement, détendu, presque détaché. Même s’il ne reconnaît plus rien, ni les murs, ni les pavés ni les gens, rien. Comme un étranger à Saint-Germain-des-Prés.
Et pourtant il faut marcher. Le moindre retard serait interprété. Lui qui vient tous les matins pour emmerder les libraires et s’assurer qu’il est toujours en rayon, et le seul jour où un livre parle de lui, il se déroberait ? Certainement pas.
Il repense à ces folles années où le Paris littéraire frétillait d’un plaisir délicieusement coupable au moindre soubresaut de sa quéquette. Parce qu’il est comme ça Gabriel, il écrit sur, autour et avec sa quéquette. Et dieu sait qu’il l’aime, sa quéquette. Sa précieuse petite quéquette. Il l’aime d’un amour pur, intact. Il l’a toujours protégée, chérie, choyée.
Elle a toujours aimé ce qui était tout beau, tout neuf, tout jeune. Elle était comme ça, même à 50 ans passés, elle n’aimait jouer qu’avec des enfants. Enfin des enfants, des adolescents, de moins de seize ans toujours. De 15, de 14, de 13 et parfois, mais seulement pour les vacances, 8, 9, 10 ça marchait aussi. Oui, des enfants.
Il l’aimait tellement qu’il avait choisi très tôt de raconter le récit méthodique et détaillé des conquêtes de son épique quéquette. Il appelait ça l’amour, la liberté, le plaisir. Légèrement transgressif, oui mais tellement jouissif non ?
Non.
Le 2 mars 1990, Denise Bombardier avait dit non. Interrompant l’énumération gourmande des trophées pré-pubères de la quéquette sus-nommée et les gloussements d’un plateau hors-sol en disant tout : “L’alibi littéraire, l’écrivain ennuyeux, la pédophilie, l’impossible consentement, l’emprise, l’abus de pouvoir, l’irréversible dommage, l’horreur, le dégoût et finalement les comptes à rendre à la Justice.“
Gabriel reprend son chemin, il chasse de son esprit celle que Philippe Sollers traitera pour l’occasion de « mal baisée ».
Et puis après tout, Denise Bombardier n’a-t-elle pas été humiliée, moquée, placardisée ?
Allez, c’est pas le moment de gamberger. Parce ce que ce matin, Gabriel Matzneff a rendez-vous avec le livre d’une de ses victimes. Elle a grandi, vieilli un peu aussi. Elle ne l’intéresserait certainement plus si elle n’avait pas décidé aujourd’hui de siffler la fin de la récré.
Elle s’appelle Vanessa Springora, elle est éditrice, écrivaine et elle nous raconte ce que si peu avaient voulu entendre. Son livre s’intitule sobrement : Le Consentement.
Nous sommes le 2 janvier 2020, un peu essoufflé, Gabriel Matzneff entre dans la librairie. Son regard ne peut éviter la couverture jaune du livre ; de ce livre dont il comprend qu’il le réduira pour toujours à ce qu’il a toujours été. Un pauvre type qui a passé sa vie à décrire ses relations sexuelles avec des enfants et dont il aura fallu qu'une de ses victimes parle, pour que l'on comprenne qu'il était pédophile.
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