Michel Serres : "La révolution numérique est comparable à l'invention de imprimerie, et modifie tout"

François Busnel : "Michel Serres est un philosophe au parler clair et franc, à la langue chatoyante, et à l'accent ondoyant. Il est né à Agen il y a presque 83 ans. Il a fréquenté Michel Foucault et René Girard. Il a enseigné longtemps aux États-Unis, à l'Université de Stanford. Il a parcouru le monde entier. Il siège aujourd'hui à l'Académie française. 

Il s'intéresse depuis toujours à la question de la communication et aux révolutions, aux coupures que les sciences ont produit à travers l'histoire philosophie, mathématiques, sciences. Mais sans jamais oublier la littérature.

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Il fait partie des grands spécialistes de Jules Verne et de Hergé, auxquels il a consacré de très beaux ouvrages. Au total, il a écrit ne cinquantaine de livres de philosophie, dont la série Hermesse, totalement incomprise lors de sa parution dans les années 1970, et qui annonçait entre autres que notre XXIe siècle serait le siècle de la communication. 

Son dernier livre fait moins de 100 pages. Il a dépassé les 100.000 exemplaires de vente en quelques mois. Il faut dire que le propos éclaire une nouvelle fois et surtout révolutionnaire. Nous vivons, écrit-il, "l'apparition d'une humanité nouvelle". 

Petite Poucette est paru aux Éditions du Pommier. C'est une enthousiaste réflexion sur ces révolutions déclenchées par les nouvelles technologies et par Internet. 

Notre philosophe n'interroge pas le passé, mais bien le présent.

Il cherche dans ce qui se déroule sous ses yeux les raisons pour ne pas céder à cette mode du pessimisme."

Extraits de l'entretien

• Avec les nouvelles technologies, les femmes sont l'avenir

Michel Serres : "Petite Poucette est une femme. Les meilleurs de nos étudiants sont le plus souvent des étudiantes. Vous n'avez qu'à regarder les statistiques dans les concours et les examens.

La femme est toujours de 10% à 12% en avant de l'étudiant.

Elles sont en effet sérieuses, plus motivées, parce que sur le marché du travail, elles ont besoin de montrer plus que les hommes puisque pour le moment, les hommes sont pour le moment majoritaires. Elles ont conscience qu'il faut faire un peu plus que les hommes pour s'imposer sur le marché du travail. Dans les amphithéâtres, la majorité est féminine."

• Les textos, une invention comparable à l'invention de l'imprimerie

"J'ai appelé mon livre Poucette en référence à son habileté diabolique à envoyer à toute vitesse des textos avec les deux pouces sur la console de son portable. Cela induit une modification de l'espace, et de la pensée. 

On peut comparer cette nouveauté à l'apparition de l'imprimerie.

Pourquoi ? Parce que l'ordinateur est l'alliance entre un support qui est matériel et un ensemble de messages qui est, disons, de l'ordre du signe. C'est un couple support/message. Quand on a inventé l'écriture, le support a été le papier et le message a été l'écriture. Au moment de l'invention de l'imprimerie, le support a été le papier de nouveau mais le message a été imprimé, et diffusé de manière beaucoup plus large."

• Le portable permet de tenir dans une main les lieux, les informations et le monde

Je crois que lorsque je vois Petite Poucette envoyer ces messages, elle me fait découvrir le sens profond du mot français : " maintenant".  On pense qu'on parle des choses présentes devant nos yeux. On oublie souvent ce que l'on dit. 

En fait, on dit "main tenant", "tenant en main". Donc, Petite Poucette tient en main son portable et elle dit maintenant/tenant en main. Mais que tient-elle en main par rapport à ces ancêtres dont nous parlons ? 

• Elle tient en main les lieux par le GPS et autres Google earth. Ce sont des lieux où elle n'est jamais allée sur la planète. 
• Elle tient toutes les informations possibles par Wikipédia et autres moteurs de recherche. 
• Et troisièmement, elle tient les gens. Il y a quelques années, des mathématiciens ont cherché en combien de coups de téléphone n'importe qui, pourrait appeler n'importe qui au Labrador ou à Sydney. Et ils avaient découvert que c'était en 7 coups de téléphone. Aujourd'hui, grâce à ces connecteurs géants comme YouTube, etc. Ils sont tombés à quatre. Ils appellent ça le théorème du petit monde. 

C'est complètement nouveau ! 

• L'accès est immédiat

"La durée de la vie existera toujours. Il existera toujours le passage entre la vie et la mort, etc. Et la durée scandée par des évènements : le mariage, l'accouchement, la naissance, la mort, etc. Ce qui est immédiat, c'est l'accès à l'accès à la personne, à l'information, et aux lieux. Et ce problème de l'accès est très important. Quand j'étais jeune et que je voulais une information, il fallait que je prenne le train pour parcourir les 800 km jusqu'à Paris. Ensuite, il fallait que je prenne une place à la Bibliothèque nationale, que je demande le livre...

Quand vous avez accès immédiatement à quelque chose dont vous avez envie, il vous reste beaucoup de temps pour précisément faire les choses qui nous font plaisir : se promener le long de la Seine, prendre des vacances, etc. L'accès immédiat économise du temps, et vous en offre."

• Son rapport au monde est bouleversé

"D'abord pour les dimensions du monde, auparavant, vous donniez votre adresse : un code avec des chiffres et des nombres qui définissent un espace dans lequel vous vivez. Et cet espace est un espace où il y a des distances d'espace métrique

Aujourd'hui votre adresse importante est l'adresse mail ou votre numéro de téléphone portable. Nous sommes entrés dans une adresse de voisinage. C'est ça la grande révolution. Et le mot adresse est composé d'"ad" et d'une racine "directus", c'est le droit. Quand on habitait dans un espace avec des distances, si vous n'aviez pas payé l'impôt, vous commettiez un délit. La maréchaussée pouvait vous saisir par le corps ! Ces bouleversements change le droit, la politique et les institutions : c'est la thèse de mon livre !"

La suite est à écouter...

"Petite Poucette", le livre

Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. Comme chacune des précédentes, la troisième, tout aussi majeure, s’accompagne de mutations politiques, sociales et cognitives. Ce sont des périodes de crises. 

De l’essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né : Michel Serres le baptise « Petite Poucette » – clin d’œil à la maestria avec laquelle les messages fusent de ses pouces. 

Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître… Débute une nouvelle ère qui verra le triomphe de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées ; du savoir discuté sur les doctrines enseignées ; d’une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle à sens unique… Faisons donc confiance à Petite Poucette pour mettre en œuvre cette utopie, seule réalité possible !

Professeur à Stanford University, membre de l’Académie française, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont les derniers, Temps des crises et Musique  ont été largement salués par la presse. Il est l’un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture.

Petite Poucette aux Editions Le pommier

Choix musical de l’invité 

• Frederic Chopin - Etude nº14 en fa min op 25 nº2 - Interprété par Juana Zayas au piano (1995)
• et Les 7 dernieres paroles du christ en croix op 51 : Joseph Haydn - Introduction - Interprété par le Quatuor Ysaye (2006)