« La soustraction des possibles », de Joseph Incardona

Joseph Incardona en 2017
Joseph Incardona en 2017 ©AFP - Sophie Bassouls/Sygma
Joseph Incardona en 2017 ©AFP - Sophie Bassouls/Sygma
Joseph Incardona en 2017 ©AFP - Sophie Bassouls/Sygma
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Ce livre a la couverture dorée, doré comme le monde qu’il met en scène, celui des Golden boys de la banque et de la finance. « La soustraction des possibles » est signé Joseph Incardona, écrivain suisse d’origine italienne. Et se passe à la charnière des années 80 et 90.

C’est une période très intéressante. Le roman commence en octobre 1989, un mois avant la chute du Mur de Berlin. Bientôt c’est tout le bloc de l’Est qui va s’effondrer. Le capitalisme triomphe, on est à l’aube d’un monde nouveau, celui de la mondialisation, de la dérégulation, d’internet et de la dématérialisation.

Même si le roman se déplace au Mexique ou en Corse, il se passe pour l’essentiel en Suisse, à Genève, du côté des villas de luxe avec vue sur le lac. Du côté des banquiers, des courtiers, des avocats d’affaires, des gérants de fortunes. Dans une des places fortes de la nébuleuse financière où se mêlent les flux d’argent de toutes provenances, celui des affaires, du grand banditisme ou de la fraude fiscale.

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L’argent est le sujet et le moteur de cette saga d’une rare ambition. Mais les deux personnages au cœur de l’intrigue sont d’origine modeste

Ils sont atypiques, ce sont des petits, ils se sont reconnus et vont vivre une histoire d’amour tragique.

Aldo, sur lequel s’ouvre le livre est un prof de tennis, beau gosse inculte qui monnaye son physique et sa vigueur auprès des femmes de banquiers plus âgées que lui. Pour lui, réussir, c’est avoir de l’argent. « L’argent implique tout le reste : les femmes, les biens, le confort ».

Et puis il y a Svetlana, d’origine tchèque. Elle a fait des études, s’est hissée assez haut dans la banque où elle travaille. Mais elle sait qu’elle ne fera jamais partie du premier cercle.

Tous deux ont la rage. Ils veulent vivre en grand. En très grand. Victimes de la logique capitaliste, celle du toujours plus, ils vont mettre un doigt dans un engrenage fatal quand ils vont tenter un coup risqué à l’occasion d’un transfert de fonds ultra secret…

Le roman est très noir, et il est composé comme une tragédie à la mécanique implacable

Exactement, on tourne les pages de ce roman comme on lit un thriller, mais derrière, c’est une fresque balzacienne qui se révèle. Le suspense est parfaitement contrôlé, le rythme enlevé, l’écriture est sèche, les formules tranchantes.

C’est vif, précis, nourri, Incardona brosse un portrait au scalpel de ce monde de la finance, ses acteurs, ses filières, ses flux, ses modes de vie et de pensée. Incardona a l’humour grinçant. Son livre est souvent très drôle. Il excelle dans la distance, l’ironie, la satire. Comme on peut l’entendre dans cette scène, piquante et rapidement troussée, autour d’une réunion de travail entre banquiers et investisseurs…

Extrait :

Réunion de travail qui prendra une heure, grand maximum : vérification comptable, progression estimée des taux, approvisionnement garanti. Conférence call avec les chairmen en Californie. On passe là-dessus. Les affaires, c’est un peu comme le bonheur : ça n’intéresse que ceux que ça concerne. Après la réunion, plateau de fruits de mer chez Lipp, déjeuner qui s’éternise en récompense du devoir accompli. On pourra voir ce genre d’hommes boire des cocktails dès l’happy hour dans les endroits chics de la ville, Le Baroque ou Le Griffin’s Café, noeuds de cravate desserrés, visages rubiconds à l’aube du week-end. n suit le courant des fantastiques années ’80, Thatcher, Reagan, ce second souffle de l’ultralibéralisme lève définitivement le voile sur nos démocraties, l’idéal politique entamé par l’idéal économique et financier. La dite « fin de l’Histoire » c’est peut-être ça : chacun pour soi et le dollar pour tous.

C'est le ton qui est le plus séduisant, dans ce roman, cet humour cinglant. Et l’ambition formelle. Incardona met en scène un double jeu. Entre le narrateur et le lecteur d’une part, qui est sans cesse interpellé, poussé à se faire complice de la création du roman. Et entre le narrateur et l’auteur d’autre part, dans une sorte de dédoublement qui permet un commentaire en direct du processus d’écriture.

Le roman est ainsi plein de citations, Charles-Ferdinand Ramuz, Norman Mailer, John Berger, de commentaires sur l’art de la narration et de la dramaturgie.

Bref, la lecture de ce roman est addictive autant que savoureuse. C’est brillant et passionnant.