Direction le grand nord sibérien, où Caryl Ferey a situé son nouveau polar, "Lëd", qui, en russe, veut dire « glace ». L’auteur nous avait plutôt habitués aux territoires du sud. C’est un changement de cap radical pour cet écrivain-voyageur qui a choisi le genre du polar pour raconter le monde tel qu’il le voit.
Après le pacifique sud qui lui inspira la saga Haka et Utu, puis l’Afrique du sud (ce fut Zulu), Caryl Ferey a publié trois romans qui se situent en Amérique du sud : Mapuche, Condor et Paz. Tous ces romans sont d’ailleurs réédités en poche chez Folio.
Cap au nord donc avec ce nouveau roman qui se passe dans l’enfer glacé de Norilsk, la ville la plus septentrionale du monde.
Une centaine de milliers d’habitants coincés dans cette ville-usine parmi les plus polluées de la planète, dévorée par ses mines qui emploient 70% de la population. Norilsk Nickel, gigantesque conglomérat aux mains d’une poignée d’oligarques y extrait chaque année 15 millions de tonnes de nickel, de cuivre et de palladium.
A priori, ça ne donne pas très envie d'y vivre… Mais c’est un formidable décor pour un polar !
Norilsk est une sorte de bout du monde, à l’écart de tout. Bâtie sur un ancien goulag, les mines étaient alors exploitées par des milliers de prisonniers, la ville telle que la décrit Caryl Ferey aligne ses rues sinistres, ses barres de béton délabrées, dominées par d’immenses cheminées qui crachent jour et nuit leurs nuages létaux.
De ce décor dantesque, l’auteur fait un formidable personnage, inquiétant, maléfique, mais aussi fascinant. Comme si sa laideur extrême accouchait d’une sorte de beauté délétère.
De cette ambivalence, Caryl Ferey joue à merveille, comme dans cet extrait, au début du livre, quand le lecteur prend peu à peu conscience du lieu :
Qui voulait vivre ici ? Il neigeait deux cent soixante jours par an - soit l’équivalent de dix tonnes de neige par habitant -, dont cent trente de tempête, quand le pourga devenait bourane, ce vent arctique qui filait du trente mètres à la seconde. Dès - 30°C, rester dehors présentait un risque mortel. Les jours de blizzard, les ferrailles volaient des toits, les enseignes, des magasins -des dangers constants dont on faisait peu de cas.
Prise dans la glace, tels les vaisseaux partis explorer les mers du pôle Nord, Norilsk ne pouvait être atteinte que par avion si le temps le permettait, et l’été par cargo, quand la fonte libérait le port de Doudinka. En dehors de cette période, personne ou presque ne s’aventurait sur le fleuve Ienisseï, lui aussi gelé : Norilsk et la péninsule de Taïmyr étaient trop isolées pour le commerce, le tourisme, l’idée même de voisinage. Pour vivre ici, il fallait y être né. Ou être fou.
L’intrigue du livre met pourtant en scène de nombreux personnages…
Lëd est un roman choral, composé de nombreux personnages que l’auteur observe avec beaucoup de tendresse dans leur galère quotidienne.
Boris, le flic façon ours polaire, beaucoup plus fin qu’il n’y paraît. Lena, la jeune légiste, Dasha, costumière de théâtre, amoureuse de Gleb, un mineur, photographe amateur, qui lui préfère Nikita, mineur lui aussi et poète maudit.
Et Valentina, militante écolo, que l’on va retrouver congelée dans une voiture abandonnée, quelques jours après la découverte du corps d’un éleveur de rennes, apparemment égaré dans la ville. Et c’est ainsi que l’intrigue va se nouer.
Comme dans les précédents romans de Caryl Ferey, l’intrigue est aussi un prétexte
Ce qui ne l’empêche pas de réussir, une fois encore, un excellent thriller : le scénario est bien vissé, les personnages formidables et le récit cache de belles surprises.
Mais Lëd est d’abord le portrait fouillé de cette ville hors du commun, de son histoire, celle du goulag en particulier, de ses habitants, d’une génération à l’autre, des enjeux économiques, politiques, écologiques majeurs qu’elle représente aujourd’hui.
Lëd est enfin une sorte de conte crépusculaire où s’agitent de nombreux fantômes, des ogres, un loup gris solitaire. Et bien sûr, des troupeaux de rennes conduit par des éleveurs aux traditions millénaires dont l’auteur fait résonner la mémoire, ce lien avec la nature en passe de disparaître, emportant avec lui une sagesse pourtant indispensable à la survie des hommes sur la planète.
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