

On croit que l'histoire, c'est le passé. C'est plutôt le travail du temps. Une fois qu'on a dit cela, qu’a-t-on dit, d'ailleurs ? Saint Augustin remarquait qu'il sentait ce travail du temps qui agissait sur lui mais quand on lui demandait de préciser, il répondait en être incapable.
Petite chronique inaugurale, en début d'année, pour rappeler l'objet qui sera celui de vos chroniques au fil des jours :
L'objet du passé
Objet qui, apparemment, sera le passé mais le passé tel qu'il est ressaisi par ce que nous vivons, souffrons, cherchons en 2021. Le passé tel que le recompose le présent. On croit que l'histoire, c'est le passé.
Le passé, c'est plutôt le travail du temps
Une fois qu'on a dit cela, qu’a-t-on dit, d'ailleurs ? Saint Augustin remarquait qu'il sentait ce travail du temps qui agissait sur lui mais quand on lui demandait de préciser, il répondait en être incapable.
Le nouveau livre de Jean-François Kahn comme réponse
Souvenez-vous, Jean-François Kahn a beaucoup parlé de chanson sur France Inter, avant Frédéric Pommier. Il lui est arrivé aussi d'animer le Journal à Europe 1 dont un des patrons, Etienne Mougeotte, lui avait d'ailleurs recommandé :
Pas de chanson à la Nougaro à la fin du journal, c'est ressenti comme une prise de distance intellectuelle avec le reste de l'antenne
Faire bien entendre une chanson, c'est pourtant un bel exercice pour saisir l'état d'esprit d'une époque.
Kahn, non content d'avoir travaillé dans deux radios bien différentes, a œuvré longtemps à L'Express de Servan-Schreiber et Giroud -je vous parle de noms que le temps efface. Il a repris les Nouvelles littéraires, fondé L'Evènement du Jeudi, Marianne... Eh bien, observe-t-il, le moment de sa jeunesse où il a travaillé dans un centre de tri des PTT s'inscrit plus nettement dans sa mémoire que les innombrables comités de rédaction auxquels il a participé. Il est vrai que le leader syndical de son centre avait une autre allure que ce rédacteur en chef qui, l'entendant citer avec éloge le philosophe Kant, lui demanda d'aller l'interviewer dare-dare.
Dans son parcours, chacun se souvient davantage de ce qui déroge que de ce qui coule de source
De la braguette ouverte du ministre en visite officielle que de son programme d'investissement ? De la faute de français de l'académicien que de son discours. De l'incident qui peut marquer ce journal que de l'édition où notre rédactrice en chef Sara Ghibaudo se félicite : "ça roule".
Pourquoi, parmi tant de faits divers repérés, Kahn se souvient-il de celui-ci ? Une baronne trouvée morte ligotée sur sa chaise, une lame dans le dos. Elle avait voulu passer pour la victime d'un crime. En réalité, elle s'était suicidée en renversant sa chaise au-dessus d'un poignard japonais fiché dans le parquet. Ici, Kahn peut tenter une explication. Chacun veut donner de soi une image : à l'histoire le soin de l'entretenir ou la déconstruire si elle le souhaite.
Nous-mêmes vivants fabriquons des paravents pour repousser dans l'ombre des pans de notre propre mémoire
Et les plus importants peuvent être dissimulés par des souvenirs qui ont pour fonction de faire écran.
Et que nous fabriquons parfois de toutes pièces. Kahn s'étonne qu'on se souvienne précisément de ce qu'on a seulement imaginé.
Dans un texte que j'ai écrit récemment, je cite une statue que je croyais avoir vue, un buste que j'ai encore exactement en tête si je puis dire. Je suis même capable de vous assurer qu'il est assez laid. L'ennui, c'est qu'il semble n'avoir jamais existé. On peut se souvenir ce de qu'on a imaginé.
À l'inverse, si nous nous souvenons d'avoir oublié quelque chose ou quelqu'un, nous ne pouvons pas dire que nous l'avons totalement oublié. Faut-il répéter ?
Nous ne pouvons pas dire avoir oublié ce que nous nous souvenons d'avoir oublié
C'est du Saint Augustin. Vous vous rappeliez du premier nom cité avant celui de Kahn ?
Vous avez intérêt à lire Kahn avant de reprendre les Confessions de Saint Augustin. Ce qui est plaisant avec son livre, c'est qu'il ne va pas chercher dans sa documentation ce qui pourrait infirmer ou confirmer ce dont il se souvient.
C'est ce qu'entend faire cette chronique
Ce qu'elle prétend faire. Les Mémoires de Jean-François Kahn ne veulent rien graver dans le marbre. L'auteur, pour notre plaisir, recueille tous ses jeux avec sa mémoire. Et lui, c'est un virtuose.
📖 LIRE - Jean-François Kahn :Mémoires d'outre-vie (L'Observatoire)
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