Varlam Chalamov et la Kolyma

"Le Masque de l'Affliction" à Magadan en Russie élevé en souvenir des prisonniers du goulag en 1996
"Le Masque de l'Affliction" à Magadan en Russie élevé en souvenir des prisonniers du goulag en 1996 ©AFP - Boris Babanov / Sputnik
"Le Masque de l'Affliction" à Magadan en Russie élevé en souvenir des prisonniers du goulag en 1996 ©AFP - Boris Babanov / Sputnik
"Le Masque de l'Affliction" à Magadan en Russie élevé en souvenir des prisonniers du goulag en 1996 ©AFP - Boris Babanov / Sputnik
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Chalamov a fait l'expérience d’un lieu particulier Nord-Est de la Russie : la Kolyma. Quand on regarde une carte on se dit qu’on ne peut vraiment aller plus loin : il faut 4 jours de train et 5 de bateau pour la rejoindre. Puis l'unique route mène à des mines et à des centres concentrationnaires.

-La Russie de Poutine réprime toute contestation de la guerre en Ukraine, il qualifie ses ennemis ukrainiens de "nazis". Dans ce climat pour le moins menaçant, Jean vous dédiez votre émission "Intelligence Service" demain et ce vif de l'Histoire à un grand écrivain qui a connu le Goulag, Varlam Chalamov. Les éditions Verdier lui consacrent un essai et publient une traduction des Souvenirs de la Kolyma, écrits par Chalamov... La Kolyma ?

La Kolyma ? Un versant du Goulag particulièrement cruel.

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L'Archipel du Goulag est apparu sous différentes faces dans l'œuvre de Soljenitsyne dont il faut noter qu'elle est de moins en moins en cour dans la Russie officielle de Poutine : trop critique vis-à-vis du commandement de Staline pendant la Grande Guerre patriotique ! Des camps, il faudra bientôt dire qu'ayant mis des millions de détenus au service des infrastructures et de l’industrialisation, ils sauvèrent l'URSS pendant le conflit de 41-45 !

Le président de Mémorial France Nicolas Werth estime à 20 millions de personnes le nombre de ceux et celles qui sont passés par le Goulag pour parvenir à un bilan de 2 millions de morts... qui auraient été plus utiles vivants.

-A la lisière de l'Archipel du Goulag Chalamov a fait l'expérience- et le récit- d’un lieu particulier, au Nord, Nord-Est de la Russie : la Kolyma, donc, à la fois une région et un nom associé au Goulag.

Chalamov avait participé tout jeune à la manifestation d'opposition léniniste de 1927, la dernière manifestation publique sur la Place Rouge avant 1967 -quarante ans sans manifestation !

En 1929, il a été arrêté une première fois et envoyé faire la rude expérience d'un camp de l'Oural central.

Il tente ensuite de devenir un écrivain dans la ligne du réalisme socialiste officiel, il n'est plus du tout opposant, néanmoins il est encore arrêté en 1937 et sa destination est cette fois la Kolyma.

Quand on regarde une carte on se dit qu’on ne peut vraiment aller plus loin. Il faut 4 jours de train et 5 de bateau pour rejoindre Magadan la capitale et ensuite l'unique route que les détenus construisent eux-mêmes les mène à des mines et à des centres concentrationnaires. Si la mortalité dans l'ensemble du Goulag est de un sur dix, elle est de plus d'un tiers dans la Kolyma. Entre 1935 et 1953, date de la mort de Staline, 350000 morts sur 800000 détenus. Il peut faire -60 dans la Kolyma. Le permafrost ne dégèle jamais, les couches souterraines de la Kolyma contiennent aussi bien des corps non décomposés que de l'étain, de l'or, du tungstène ou de l'uranium.

-Là-bas, pas question pour un détenu d'écrire, évidemment. Chalamov ne pourra changer la pelle et le pic contre le crayon qu'en devenant aide-infirmier.

La Kolyma ne repose que sur des rapports de forces. Les anciens truands y dominent les anciens paysans qui dominent les anciens binoclards. Mais des miracles peuvent avoir lieu. Deux protecteurs providentiels permettent à Chalamov de faire une formation d'aide-soignant qu'il exerce abord en détention puis, une fois élargi en 1951 dans les villages alentour.

C'est à ce moment qu’il commence à rédiger, d'abord sur du papier d'emballage puis sur des cahiers. Certains passeront à l'étranger. En France leur premier éditeur dans les années 1970 sera Maurice Nadeau. On commencera alors à lire les Récits de la Kolyma.

-Soljenitsyne est moins lu aujourd'hui. Ses lecteurs ont pu être découragés par la croissance exponentielle de ses livres. Les Récits sont souvent courts.

Et d'autant plus réussis qu'ils sont courts. Lapidaires même. Soljenitsyne leur reproche de ne pas faire de place à la psychologie et à la biographie de leurs personnages.

Il avait pourtant proposé à Chalamov de coécrire L'Archipel avec lui. Un récit présente les deux hommes allongés dans un parc sur le ventre et devisant. Rare moment de loisir pour ces deux grands écrivains rivés chacun à leur projet.

Chalamov refusa la collaboration. Il ne voulait pas participer à un chant choral afin de garder sa voix singulière. Il n'avait que faire du vocabulaire chrétien de Soljenitsyne. Pour lui les camps ne préparaient en rien à une rédemption ils n'étaient que négativité. Il en vint à se demander si les camps qu'avait traversés Soljenitsyne avaient à voir avec l'enfer de la Kolyma.

-Comment le lit-on ? Comme un témoin ?

Inévitablement.

« De mon visage tu voudrais lisser

Les plis les rides : un rêve vain

Par la taïga ils ont été tracés

Reliefs des combes et des ravins »

Vous voyez bien que c'est un poète d'abord. Les voies qu'explore le poète n'existent que pour lui, personne d'autre ne peut les emprunter, pas question ici d'histoire et encore moins d'exemplarité.

« Il est comme le pin nain qui tente de pousser à l'horizontale dans la taïga

Et qui, saisi d'une tension craintive

Sous la neige reste, soumis

Immobile : pierre vie captive

Pas une aiguille ne frémit »

Chalamov est mort enseveli vivant. D'abord dans un hospice misérable puis dans un asile d'aliénés ou on l'avait transféré de force. A cette époque en Union soviétique, la psychiatrie était devenue une branche de la science carcérale.

Cependant il eut un bel enterrement, avec beaucoup d'admirateurs autour de lui. Les Russes en ont tellement vécu qu’ils gardent pour les poètes un respect que peu de peuples aujourd'hui partagent.

Ouvrages : aux Editions Verdier, Luba Jurgenson publie « Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov » et s'associe avec Anne-Marie Tatsis-Botton pour la traduction de « Souvenirs de la Kolyma ».

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