Après les manifestations organisées par les syndicats hier, demain se tient la marche de la France Insoumise. Les centrales ont pris soin de se distinguer de Jean-Luc Mélenchon qui souhaitait des manifestations conjointes. Au nom de l'indépendance des syndicalistes énoncée dans la Charte d'Amiens.
En 1906, préparant le Congrès d'Amiens, le secrétaire général de la CGT d'alors, Griffuelhes, disait : "Pendant mes loisirs, je me livre aux activités politiques qui correspondent à mes conceptions propres mais pendant mes heures de permanent syndical, je suis syndicaliste et rien que syndicaliste."
Interrogé à ce sujet en septembre dernier, Jean-Luc Mélenchon répondait : "Mais c'était il y a 116 ans et quoi qu'on dise, moi je n'ai pas 116 ans. Cette histoire de Congrès et de Charte d'Amiens ça me saoule."
D'habitude il fait profession de connaitre le passé. Mais cette page d'histoire des gauches, décidément, ne lui convient pas.
Tentons d'éclaircir.
En 1906, la CGT n'a pas 116 ans, seulement onze. Elle est bien fragile. Sur 5 millions d 'ouvriers au sens large à l'époque, elle en regroupe peut-être 100000. Avec deux types d'adhésions. Les unes par les fédérations de métiers . Les autres par les Bourses du Travail qui, en l'absence d'unions départementales, sont bien davantage que des lieux : des outils de solidarité, de formation, de conscientisation, dirait-on de nos jours. Le prolongement aussi des vieilles activités de mutuelle, de coopérative, de caisse de retraite.
Les délégués du Congrès désignés et par les fédérations et par les Bourses ont souvent de nombreux mandats en proche. Les simples adhérents n'ont guère les moyens de payer le déplacement à Amiens. La CGT manque d'argent et dépend souvent des soutiens des nouvelles municipalités socialistes qui commencent à se mettre en place dans le pays.
Le Parti socialiste vient de s'unifier à grand-peine, en 1905.
Sous le nom de Section Française de l'Internationale Ouvrière. L'amalgame entre ses différentes tendances est loin de s'y réalisé. Jaurès, l'artisan de l'unité, a le vent en poupe tandis que recule l'influence de Jules Guesde. Guesde, élu du Nord, prônait, pour faire simple, le collectivisme par la révolution. Jaurès continuait de parler le langage de la Révolution - la thèse - mais en tenant ouvertes les hypothèses, les opportunités, que pouvait ouvrir le réformisme.
La CGT, par la force des choses, était devenue un champ clos où s'affrontaient les différents clans du Parti socialiste.
Le Congrès d'Amiens va s'ouvrir par une défaite des camarades de Jules Guesde et se refermer sur la victoire de la direction de Griffuelhes qui joignait à des socialistes majoritaires de nombreux anarchistes- car les anarchistes restaient une force à l'époque.
Mais alors comment cette coalition qui ne cache pas ses préférences politiques peut-elle aboutir a la rédaction d'une Charte proclamant l'indépendance des syndicalistes par rapport aux politiques ?
C'est l'ambivalence de la Charte d'Amiens qui permet son succès prolongé. Elle fait par exemple l'unité de FO où cohabitent des minoritaires révolutionnaires et des modérés parfois plus que modérés. La Charte d'Amiens distingue en effet deux besognes complémentaires. Le militantisme quotidien, d'une part, pour améliorer les horaires de travail, les salaires les retraites. Et d'autre part, l'activité tendue vers un avenir espéré qui supposera à un moment ou à un autre le passage par la grève générale.
La grève générale est un mythe, la libre société de demain une utopie ? Qu'importe ? C'est le chemin qui compte.
En 1906, le grand inspirateur de l'époque est mort depuis cinq ans. Il s'appelait Fernand Pelloutier. Animateur des Bourses du travail , la construction d'une centrale syndicale l'avait moins intéressé que l'exercice syndical. Comment une libre association de producteurs se constitue-t-elle ? Comment de simples compagnons, des gens aux vertus moyennes se transforment-ils au contact des autres ?
Le syndicalisme, c'était cette action directe qui changeait l'individu, le rendant conscient. Il ne fallait surtout pas qu'il se diluât dans un pouvoir soi-disant révolutionnaire dont les anarchistes, présents à Amiens, observaient qu'il serait plus despotique que l'ancien régime.
Bref, la majorité de la petite CGT de 1906 n'imaginait pas comme un idéal un mouvement politique comme la France insoumise dont le chef serait élu à l'unanimité sans vote.
Amiens 1906, Mélenchon 2023, ce sont deux conceptions de l'avant-garde irréconciliables.
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