Les penseurs de la guerre

France Inter
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Aujourd'hui se tient un sommet Ukraine-Union Européenne. Le retour de la guerre sur le vieux continent invite à revenir vers l'œuvre des grands penseurs de la guerre.

Cela avait déjà été le cas - mais beaucoup moins nettement - au temps du conflit yougoslave. A l'époque, la tutelle apparemment bienveillante de Washington nous dispensa encore d'une révision déchirante. Bien sûr, on voyait que l'Europe ne  parvenait pas à tenir son rôle mais la question des Balkans était embrouillée, la Russie trop affaiblie pour devenir menaçante, on ne pressentait pas comme aujourd'hui  que, de l'issue du conflit, dépendait un nouvel ordre international, de nouveau favorable ou extrêmement défavorable à l'Occident. La réflexion reprend autour des grands auteurs car on ne peut plus tourner le dos à l'histoire.

Chaque guerre est unique et un génie ne suffirait pas à en évaluer les paramètres si nombreux, si imprévisibles qui échappent à la mathématisation et même à l'Intelligence Artificielle. Néanmoins, les noms des penseurs militaires sont de plus en plus invoqués.

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Ainsi le chef d'état major ukrainien, le général Zaloujny, fait beaucoup de cas d'un nommé Flavius Armanus, un général de l'Empire byzantin dont il dit qu'il a appris de lui à déléguer beaucoup. Quand  on ne  dispose par de la force du nombre, il faut savoir être ductile, mobile.

Mais évidemment, l'auteur auquel on continue de faire le plus référence, c'est encore et toujours Clausewicz qui a fixé une distinction cardinale : la tactique consiste à employer convenablement ses forces dans les combats et la stratégie à combiner convenablement ses combats dans l'ensemble de la guerre. Une victoire ne garantit pas de gagner la guerre. De même qu'un cheval n'a pas remporté un concours en franchissant seulement une haie, il faut un cavalier - le stratège - pour le conduire.

La Russie est  un pays de vieille tradition stratégique.

Clausezewicz a servi dans l'armée du tsar pendant la campagne de Russie de Napoléon en 1812. Il est encore étudié.

La combinaison de la Première Guerre et de la guerre civile qui a suivi ont poussé les dirigeants de l'Armée Rouge à réfléchir à quantité d'éléments nouveaux d'ordre économique, politique et social mais sans rompre complètement avec le passé impérial.

Le maréchal Toukhachevski, le reconstructeur  du début des années 1930 est armé d'une véritable pensée. Et ceux qui mènent la Grande Guerre patriotique à tous les niveaux ne sont pas les brutes qu' on présente parfois.

Si l'histoire de la pensée stratégique russe connait une rupture, c'est peut-être pendant la période qui a suivi immédiatement la construction de la bombe atomique mais on s'est vite aperçu qu'il ne suffisait pas de mettre sous son unique protection et qu'il fallait continuer à penser.

Cette pensée stratégique est  fondée sur des expériences vécues qu'on est tenté de rappeler souvent.

La guerre de Crimée bien sur en 1854-1856 qui opposa Nicolas Ier à une coalition européenne - Istanbul, Londres, Paris. Ce sont les difficultés économiques et  la lassitude des uns et des autres qui y mirent fin  mais tout n'était pas joué..

Ensuite la guerre avec le Japon de 1904-1905. Le tsar Nicolas II, "papa" , avait été très surpris des  capacités des Japonais. Mais si n'avait éclaté la révolution de 1905, il disposait encore de ressources nombreuses, en hommes d'abord. Comme en 2023, Vladimir Vladimirovitch, le "papa" de 2023, qui a pu décréter  tant bien que mal deux mobilisations.

En même temps, les Russes se méfient des guerres longues qui les mènent chez l'adversaire trop en profondeur. Toukhachevski gardait un souvenir amer de son entrée en Pologne au début des années 1920 - les patriotes du pays ne cessaient de lui jouer des mauvais tours.

Il théorisera plus tard des guerres-éclairs, des opérations express d'anéantissement,  avec un objectif précis atteint rapidement sans risque d'enlisement ni d'interventions extérieures qui viendraient compromettre le résultat.

Poutine ne semble pas très instruit de toute cette tradition.

Si, au moins involontairement: ne croyait-il pas il y a un an qu'il pourrait fondre sur Kiev, y renverser le régime et recueillir l'assentiment des Ukrainiens ?

En fait il y était parvenu en Crimée en 2014 avec une attaque raide contre l'avis de beaucoup de ses conseillers militaires qui avaient voulu l'en dissuader. Aussi fait-il maintenant seulement avec les informations et les recommandations de ceux qui vont au devant de ses vœux.

Or la pensée militaire enseigne à distinguer le Stratège et le Souverain. Le Stratège,  qu'il soit un individu seul ou un collectif, est un militaire. Zelensky en a choisi un le général Zaloujny qui devient peut-être plus populaire que lui car il n'a à incarner que le courage et l'habileté et pas le politique. Le Souverain n'est jamais complètement Stratège, il est aussi Chef de l'Etat, Diplomate etc... Comme il a pour unique tâche de gagner la guerre pour le Souverain, le stratège, lui, peut exiger une certaine  autonomie.

Poutine n'en donne que peu à son chef  d'état-major qu'il ne cesse de changer.

Peut-être n'a-t-il pas un objectif clair à fixer. Restitution de la Russie impériale? Mais laquelle? Anéantissement du "frère ukrainien" maintenant devenu ennemi irréductible? Basculement de l'ordre international en  défaveur d'un Occident qualifié de morbide et putride?

Les traités de pensée militaire disent pourtant bien qu'il n'y a rien de plus dangereux qu'un chef qui ne dit pas précisément ce qu'il veut sauf répéter qu'il ne reconnaitra jamais sa défaite.