Le couvre-feu

Manifestation à Paris le 18 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux Algériens
Manifestation à Paris le 18 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux Algériens ©Getty - Keystone-France
Manifestation à Paris le 18 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux Algériens ©Getty - Keystone-France
Manifestation à Paris le 18 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux Algériens ©Getty - Keystone-France
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Lorsqu'il y a quinze ans, lors des émeutes de banlieue, le Premier ministre Dominique de Villepin a retrouvé l'usage du mot couvre-feu, nous n'avons pas dit d'emblée : "Mais c'est une coutume moyenâgeuse". Les plus âgés d'entre nous ont spontanément pensé à la guerre d'Algérie et à l'Occupation.

-Ça y est, hier soir, le président de la République a utilisé avec parcimonie le fameux mot de "couvre-feu" mais il l'a osé. Et chacun a questionné l'origine et le sens du mot.

Je ne vais pas revenir sur ce que chacun ou presque sait maintenant. Le couvre-feu, c'est l'ustensile qui couvre le feu le soir quand le clocher a sonné l'heure de se coucher et que l'incendie pourrait prendre dans l'âtre.

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Mais une fois qu'on a dit cela, on n'entend rien de la résonance du mot.

Lorsqu'il y a quinze ans, lors des émeutes de banlieue, le Premier ministre Dominique de Villepin en a retrouvé l'usage, nous n'avons pas dit d'emblée : "Mais c'est une coutume moyenâgeuse". Les plus âgés d'entre nous ont spontanément pensé à la guerre d'Algérie et à l'Occupation - souvenez-vous du film de Truffaut "Le dernier métro" qu'il fallait prendre en hâte à 23 heures ou minuit - à l'époque, on était visiblement plus noctambule qu'aujourd'hui.

-Pendant la guerre d'Algérie, l'occupation était d'ailleurs si proche que nous le mot "couvre-feu" était tabou.

Eté 1958. Le FLN tente d'ouvrir un second front en métropole en attaquant des infrastructures pétrolières, il continue par ailleurs des attentats dont les principales victimes sont d'ailleurs des Algériens - les partisans de Messali Hadj par exemple. Mais des policiers sont aussi touchés. Leurs syndicats ont fortement protesté en mars : "Nous sommes attaqués. Et nos indices, nos salaires ?" Maurice Papon qui a l'expérience de l'Algérie, a été nommé préfet de police afin de ramener le calme dans la maison Poulaga. C'est lui qui prend le premier arrêté de couvre-feu en octobre 1958. Et le second en 1961, quand menacent cette fois les attentats de l'OAS.

-Sauf qu'il ne s'agit pas de couvre-feu au sens strict.

On entend déjà aujourd'hui : "Ca y est, on nous refait le coup de l'article 16 !" En la matière comme dans les autres, le général de Gaulle n'a nullement utilisé l'article 16. Il a laissé son ministre de l'Intérieur recommander au préfet de police de rédiger, par deux fois, un texte qui, chaque fois, conseille- je cite- « de la façon la plus pressante de s'abstenir de circuler dans les rues de Paris et de sa banlieue entre 20h30 et 5h30 du matin ». Maurice Papon qui a aussi l'expérience de l'Occupation prend ses précautions. Et à qui donne-t-il ce conseil pressant ? Aux seuls travailleurs musulmans algériens. Ressortissant des départements d'Algérie, ils sont en principe intégrés à la citoyenneté française : ils ont le droit de voter mais pour une assemblée particulière et dans des élections qui sont truquées, ils ont le droit de travailler ici mais pas de circuler la nuit; enfin, quand ils voudront manifester contre le système Papon, le 19 octobre 1961, ils apprendront à leurs dépens ce qu'est leur citoyenneté paradoxale: des dizaines de morts...

-Ce couvre-feu sélectif qui ne s'avoue pas a dû être difficile à appliquer.

Il a provoqué une avalanche de textes administratifs et de correctifs. Comment distinguer les algériens des marocains et des tunisiens nouvellement indépendants ? Que faire avec les taxis algériens, les éboueurs algériens, les ouvriers algériens ? Il a fallu multiplier les dérogations avec leur cortège d'attestations. L'avantage est que, pour les demander, quantité d'algériens ont dû se rendre dans des services de police dont 14.000 - sur 90.000 recensés- sont sortis avec des sauf-conduits.

-Ah, les difficultés d'application dans ce domaine ! Le malouin que vous êtes a une solution.

Oui, les chiens du guet. Evidemment il faut avoir des remparts. Et des chiens de forte corpulence, genre dogues d'Angleterre. Vous les lâchez le soir, les rentrez le matin. Evidemment il peut y avoir des accidents. En 1770, un chevalier qui voulait rejoindre sa belle et tentait d'escalader les murs a été happé par les dogues qui l'ont dépecé et dévoré.

A dire le vrai, il y a quelque chose qui m'intrigue dans ce récit. Chateaubriand dit que les dogues se contentèrent de happer les mollets du chevalier. J'aurais bien demandé au grand historien de Saint-Malo, André Lespagnol, il vient malheureusement de mourir.

Une bonne nouvelle pour finir : chacun va pouvoir aller librement dans ma bonne ville mais vous connaissez la chanson qui s'appliquait aux voyageurs en direction de Saint-Malo : "Bon voyage, monsieur Du Mollet".