On se souvient tous de la femme entièrement tournée vers son foyer qui, par esprit d'économie et pour ne pas perdre un instant, tricotait, une maille à l'endroit une maille à l'envers, des pulls et des bonnets improbables qui ne faisaient pas toujours le bonheur de leurs maris et de leurs enfants.
-Le site de Bridgestone à Béthune est menacé de fermeture. En même temps, les enseignes liées à l'habillement se bousculent à la barre des tribunaux de commerce. Ainsi celui de Lille doit-il décider demain du sort de Phildar.
Une entreprise que connaissent tous ceux qui portent ou confectionnent des tricots. Certaines me recommanderaient de dire : tous-tes. Si, si. N’y a-t-il pas des hommes qui tricotent aujourd’hui ?
Phildar, née de la famille Mulliez, a connu jusqu'à 3000 employés. Elle garde un important réseau de points de vente. Au moment où se profilait le déconfinement dans nos villes petites et moyennes, les premiers magasins à entrouvrir leurs portes et à installer un petit comptoir sur le trottoir, c'étaient ceux qui vendaient de la laine à tricoter.
Cela fait un petit moment, d'ailleurs, qu'on observe un regain du tricotage.
-L'image en était pourtant vieillie.
Oui, on se souvient : la femme entièrement tournée vers son foyer; par esprit d'économie et pour ne pas perdre un instant, elle tricotait, une maille à l'endroit une maille à l'envers, des pulls et des bonnets improbables qui ne faisaient pas toujours le bonheur de leurs maris et de leurs enfants. Mais il y a belle lurette que les modèles que fournissent Phildar et les autres marques de laines se sont modernisées.
Et, avec les modèles, les références qu'on va chercher dans l'histoire. Pendant les guerres, pensait-on, les femmes tricotaient pour donner un peu de confort aux soldats. Mais apprenez que le tricot pouvait servir à l'espionnage. Qui, dans la Belgique occupée de 1917, aurait pensé à se méfier d'une femme assise tranquillement à sa fenêtre pendant que passaient les troupes ? Pourtant, elle était en train d'informer les futurs libérateurs. Une maille allongée pour les convois d'infanterie, une maille envers pour les trains d'artillerie et ainsi de suite. Le tricot lui-même était devenu un rapport de renseignement.
-Il reste que, dans l'histoire politique, la réputation de la tricoteuse n'est pas très positive.
Oui, la tricoteuse de la Révolution décrite par Chateaubriand : elle est installée au pied de l'échafaud. Pendant que le coutelas de la guillotine monte et redescend, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, elle compte les têtes qui tombent.
En réalité, les tricoteuses s'asseyaient tout simplement dans les tribunes des assemblées et, tout en confectionnant leur ouvrage, elles lançaient de temps en temps des commentaires aux législateurs qui parlaient au-dessous. Des commentaires souvent violents.
-La tricoteuse, c'est la version la plus radicale de la sans-culotterie.
Je pense à un personnage de Dickens, Thérèse Defarge, qui ressemble tellement à "La mariée était en noir" de Truffaut. Thérèse Defarge veut se venger de son ennemi, le Marquis. Elle le suit à la trace, tricotant, frénétiquement, une maille à l'endroit une maille à l'envers, "Qu'est-ce que vous tricotez ?" lui demande-t-on. Elle répond : "un linceul".
Imaginez la présence de femmes de cette dimension au tribunal de commerce de Lille qui va décider du sort de Phildar.
-Même pacifique, la présence d'une tricoteuse est un avertissement. Une femme politique qui mérite qu'on se souvienne d'elle a théorisé cela.
C'était une agrégée de philosophie, il est vrai. Candidate à la présidentielle de 1981 puis ministre de l'Environnement, Huguette Bouchardeau quand le déroulement ou le contenu d'une réunion la mécontentait et qu'elle y entendait en sourdine le refrain habituel, "pas d'histoire, les femmes !", elle sortait ostensiblement son tricot. Au début de l'année, dans une réunion que j'animais à Montreuil, j'ai repéré une dame de l'âge de Bouchardeau qui se mettait à tricoter et j'ai entendu une voix intérieure, celle de Bouchardeau elle-même qui m'avait interrompu dans une interview : "Vous me laissez parler, monsieur le journaliste ?"
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