

Comment ont-ils géré l’activité qui s’arrête, les usines qui se vident au premier jour du confinement ? Une quarantaine de grands patrons ont livré leurs témoignages à l’entreprise Perles d’Histoire. Une collecte destinée aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix, et mise en ligne pour tous aujourd'hui.
Nos mémoires de confinés, nos vidéos, ou nos autorisations de sortie aideront-ils les historiens du futur ? Très vite après le 17 mars 2020, des archivistes, des musées ont appelé les particuliers à garder et à leur transmettre toutes ces petites choses qui témoignent de ces journées si singulières.
Et bien l’agence patrimoniale Perles d’Histoire a eu la même idée, mais cette fois pour les entreprises. Pauline Le Clere, sa fondatrice et présidente a lancé une grande campagne d’archives orales il y a quelques mois et convaincu plusieurs partenaires, public et privé, de la suivre, dont le cabinet de conseil KPMG, l'Observatoire B2V des Mémoires et l'école de management ESCP.
Une quarantaine de patrons ont accepté de se prêter à l’exercice, dirigeants du CAC 40, ou d’une entreprise de taille intermédiaire. Les entretiens se sont déroulés entre novembre et janvier, en visio ; à chaque fois, les mêmes questions sont posées, pendant une trentaine de minutes. "Les historiens pourront faire leur boulot s’ils ont des traces, s’ils ont des sources, explique Pauline Le Clere. C’est par ce travail de collecte qu’on pose notre petite pierre sur des sources, et sur des actions que les entreprises ont menées, comment elles se sont mobilisées pour que l’économie puisse continuer à tourner."

Un monde qui bascule
La patron des Tricots Saint-James, PME de quelque 300 salariés dans la Manche, est l’un des dirigeants à avoir témoigné. Ce 17 mars, Luc Lesénécal s’en souvient comme si c’était hier. Une production à l’arrêt. Une usine vide.
Sur l’enregistrement avec Perles d’Histoire, il raconte qu’en désespoir de cause, il appelle un ami chirurgien dans l’hôpital voisin pour savoir s’il peut aider. Son ami lui dit qu’il a besoin de masques_. "Des masques ?,_ lui répond-il. "Mais on n’en a jamais fait. Alors il me propose de venir dans l’usine avec un épidémiologiste, on sort des bouts de tissus, on réfléchit à l’épaisseur, au grammage et c’est comme ça qu’on fait un masque, à cinq dans un atelier vide." L’entreprise en fabrique 50 le premier jour, 1,3 million en sept semaines.
Pourquoi témoigner, pourquoi archiver ? "Pour que les générations futures se souviennent. Pour raconter aussi que l’on a inventé le télétravail manuel ! Les ouvrières venaient chercher le travail à la tâche tous les deux jours dans l’usine et rentraient chez elles découper les masques, mettre les élastiques. On a même inventé un petit outil spécial pour glisser l’élastique dans le masque. Tout le monde faisait le métier de tout le monde, le temps était suspendu, on était dans une bulle."
"Avec le numérique, on commence à manquer d’archives"
Dans cette période singulière, le dialogue social a pris une autre dimension. Une mine d’or pour les chercheurs, comme Jean-Philippe Bouilloud, sociologue et enseignant à l’ESCP : "avec le numérique, on commence à manquer d’archives sur l’histoire des entreprises, les mails ne sont pas stockés de façon durable, les téléconférences, les visio disparaissent. Avoir des archives orales est extrêmement intéressant car on pourra se dire qu’à un certain moment, les gens ont pensé ça."
Se prêter à l’exercice implique l’honnêteté. "J’ai voulu tout dire, assure Luc Lesénécal. Ce n’est pas forcément valorisant de dire que j’ai pleuré le jour où j’ai vu mes ateliers se vider, on se dit mais quelle sensibilité ce chef d’entreprise, mais non, il faut garder ça."
Comment telle décision a été prise, à quel moment ? "Évidemment, c’est du déclaratif, on sait que pour les patrons du Cac 40, le service de communication n’est pas bien loin, reconnait Jean-Philippe Bouilloud. Mais ce qui nous intéresse ce n’est pas tant la « réalité » - pour cela on a des données, sur les chiffres d’affaires, le recours au télétravail etc. Ce qui nous intéresse, c’est la perception et ce qu'elle nous dit. Les dirigeants sont des gens dressés pour faire face à de l’imprévu prévu, des problèmes de réglementations, des grèves, des accidents industriels mais là, on est dans l’imprévu imprévu et ça les rend modestes. Il y a des accès d’humilité, de remise en cause. Ils sont agréablement surpris du collectif. Il y a quelque chose qui est en train de changer et donc on ne voit pas encore les conséquences."
Cette collecte est consultable dès aujourd’hui sur le site des Archives nationales du monde du travail à Roubaix. Et le travail devrait se poursuivre avec les témoignages de plus petites entreprises.