Ikea : huit ans après, le procès d'un "flicage" généralisé

Le magasin Ikea City de la Madeleine, à Paris, mardi 16 mars 2021
Le magasin Ikea City de la Madeleine, à Paris, mardi 16 mars 2021 ©Radio France - Corinne Audouin
Le magasin Ikea City de la Madeleine, à Paris, mardi 16 mars 2021 ©Radio France - Corinne Audouin
Le magasin Ikea City de la Madeleine, à Paris, mardi 16 mars 2021 ©Radio France - Corinne Audouin
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Antécédents judiciaires, comptes en banque, train de vie : la filiale française d'Ikea et 15 personnes, dont deux anciens PDG, sont jugés à partir du 22 mars devant le tribunal correctionnel de Versailles, pour avoir collecté et conservé illégalement des centaines de données sur leurs salariés.

On l'a appelée "l'affaire d'espionnage" chez Ikea. Elle éclate le 29 février 2012, dans le Canard enchaîné et dans Mediapart. Le même jour, une plainte contre X est adressée au parquet de Versailles, au nom de l'Union départementale des syndicats FO de Seine-Saint-Denis. Le début d'une enquête de 8 ans, qui aboutit au renvoi de la société Meubles Ikea France devant la justice, ainsi que de deux anciens PDG, d'ex-directeurs de magasins et responsables de la sécurité, et de 5 policiers ou ex-policiers. 

Devant le magasin Ikea City de Madeleine, à Paris, les clients font la queue, jauge sanitaire oblige. Hocine Redouani, aujourd'hui délégué central CGT chez Ikéa, nous fait entrer par l'accès réservé au personnel. Ikéa, il y est entré en 2002, il avait 20 ans, et était étudiant. Au moment de son embauche, déjà, un épisode l'alerte. 

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"Mon responsable de l'époque, ébahi, vient me dire : 'on savait pas que tu avais un casier judiciaire". 

"En fait, j'avais un homonyme qui avait commis un braquage à main armée", explique Hocine Redouani. "J'ai demandé mon casier judiciaire, pour monter à la direction que ce n'était pas moi. L'histoire a tourné dans le magasin, j'étais surnommé 'le braqueur de banques' par mes collègues, sur le ton de l'humour. Sur le moment, j'avais pas conscience que c'était quelque chose de grave. C'était mon premier vrai travail. Et pour moi, les choses s'étaient arrêtées là."

Hocine Redouani, délégué central CGT chez Ikea France, est entré dans l'entreprise en 2002
Hocine Redouani, délégué central CGT chez Ikea France, est entré dans l'entreprise en 2002
© Radio France - Corinne Audouin

Presque dix ans plus tard, devenu délégué syndical FO, toujours en poste au magasin de Paris Nord, Hocine Redouani récupère des fichiers internes à l'entreprise. Dont des dizaines de mails entre le département gestion des risques d'Ikea, et des sociétés de sécurité privées. Depuis le début des années 2000, la direction d'Ikea leur achète des renseignements, notamment issus des fichiers de police et de gendarmerie, le STIC et le JUDEX. C'est à partir de ces fichiers qu'Hocine Redouani dépose la première plainte, en février 2012. 

Il découvre, effaré, que la pratique dont il a été victime n'est pas un cas isolé. Que des renseignements sont demandés sur des centaines de salariés, ou de postulants à l'embauche, au moment de l'ouverture de nouveaux magasins, ou sur tel jeune employé qui roule en BMW. Le département gestion des risques transmet à ses contacts des listes de noms, des dates de naissance, des numéros de sécurité sociale, des numéros d'immatriculation, pour grapiller tout renseignement utile.

Ce "flicage" touche même, quelquefois, des clients récalcitrants. Un couple qui se plaint du retard de livraison de ses meubles, et demande 4 000 euros de dédommagement, se voit ainsi passé au crible. On veut savoir s'ils sont propriétaires de leur logement, combien de comptes en banque ils possèdent. "C'est devenu une pratique quasiment à l'échelle industrielle" raconte Hocine Redouani. "Je pense qu'à un moment, ils ont dérapé. Ils sont allés de plus en plus loin, parce que c'était facile, et ça a pris des proportions énormes". Ils, ce sont, notamment, l'ex-directeur du département gestion des risques, Jean-François Paris, l'ancien PDG France Jean-Louis Baillot, et l'ancienne DRH France et directrice du magasin de Franconville, Claire Héry. Tous les trois sont renvoyés devant le tribunal correctionnel pour collecte et recel illégal de données personnelles. Les perquisitions montrent un système qui remonte au début des années 2000. Mais seuls les faits commis entre 2009 et 2012 seront jugés.

Dans ces années-là, la tension est vive au magasin de Franconville, siège d'une grève dure, en février 2010, autour des négociations salariales annuelles. Le magasin est même fermé, une première pour le groupe.

Une fausse caissière embauchée pour espionner les syndicalistes

Direction Taverny, dans le Val d'Oise, à la rencontre d'Adel Amara. À 43 ans, l'ancien leader syndical FO du magasin de Franconville, habite un F5 entièrement meublé Ikea, dans une résidence tranquille. "J'aime leur design, pas leur politique d'entreprise" dit-il en riant. Il a fait l'objet d'une surveillance toute particulière. Délégué du personnel, élu européen, grande gueule, Adel Amara est dans le collimateur de la direction. En avril, un audit est commandé à une société de sécurité privée, GSG. Le rapport le désigne comme le principal fauteur de troubles : il serait violent, peut-être drogué, voire voleur, affilié aux habitants des quartiers sensibles environnant le magasin. 

Adel Amara, ancien délégué FO du magasin Ikea de Franconville, chez lui à Taverny
Adel Amara, ancien délégué FO du magasin Ikea de Franconville, chez lui à Taverny
© Radio France - Corinne Audouin

La solution proposée par GSG, selon l'audit que nous avons consulté ? Lui tendre un "piège juridique", trouver un moyen de le faire partir. La direction d'Ikea embauche une fausse caissière, mais vraie agente de sécurité. Une "consultante terrain", selon les mots du rapport rendu par GSG. "Cette caissière, je m'en souviens très bien" raconte Adel Amara. "Je l'ai défendue, elle était en CDD. Le jour où je lui ai obtenu un CDI auprès de la direction, elle m'a dit "non mais j'en veux pas". 

"J'ai découvert après qu'elle était là pour nous espionner. J'étais la "cible numéro 1", en cible numéro 3, il y avait ma femme, en tout, il avait 7 cibles, tous des syndicalistes."

"Elle était là pour voir si on préparait des actions, une nouvelle grève. Elle leur racontait tout, tout ce qu'on disait ; elle leur a dit que j'avais perdu ma mère, franchement. On faisait pas la révolution, on se racontait nos vies, qu'est ce qu'on a regardé à la télé, qu'est ce qu'on a mangé. Ah oui, je pense qu'ils ont dû être déçus". Dans ses rapports, que nous avons pu lire, la caissière-espionne se plaint de ses horaires trop chargés, des pauses aléatoires qui ne lui permettent d'approcher ses "cibles", de son contrat ou de sa paye qui n'arrivent pas. L'infiltrée finit par être renvoyée pour ses retards trop nombreux.

Adel Amara, lui, est licencié en 2012, après avoir été condamné pour harcèlement envers ses supérieurs. Il a tenté tous les recours contre ce licenciement, finalement validé par le ministère du travail. Aujourd'hui père de 3 enfants, sa compagne travaille toujours chez Ikea ; lui, dans la logistique pour une autre entreprise. Le syndicalisme, pour l'instant, il a arrêté : "ils m'ont vraiment fait peur. J'ai été suivi. On m'a traîné dans la boue. Je me suis demandé jusqu'où ils pouvaient aller". 

"Il n'y avait pas de flicage à la suédoise chez Ikea"

Ces faits de surveillance, pourtant présents dans l'enquête judiciaire, ne sont pas poursuivis par le tribunal : les juges d'instruction n'ont pas retenu la qualification d'espionnage. Pour Emmanuel Daoud, l'avocat de la société Meubles Ikea France, "il est faux de parler d'un système d'espionnage généralisé, il n'y avait pas de flicage à la suédoise ! L'espionnage, c'est une infraction autonome, et ce n'est pas du tout ce dont il s'agit ici." Et de rappeler que le tribunal n'est saisi que de la collecte et du recel de renseignements, via des sociétés privées. 

"L'entreprise a condamné ces faits, elle a lancé un plan d'action dès leur révélation. L'ensemble des processus de recrutement ont été revus, un plan de formation des personnels pour la protection des données personnelles a été lancé, un service juridique a été créé, pour qu'il y ait un avant et un après. Cette affaire appartient au passé, aujourd'hui l'entreprise est très vertueuse dans ce domaine, elle souhaite, avec ce procès, tourner la page."

Après la révélation de l'affaire, Ikea a licencié Jean-Louis Baillot, Jean-François Paris et Claire Héry. Tous contestent ces licenciements, et les procédures sont en cours. D'autres cadres poursuivis travaillent toujours chez Ikea. Alors cette histoire appartient-elle vraiment au passé ? Voici ce que répond le premier plaignant, Hocine Redouani, 18 ans de maison au compteur :

"Malgré la tranquille apparence d'un dialogue social au sein de l'entreprise, les choses sont beaucoup moins roses." Et d'affirmer que la direction tente toujours de faire pression, pour "faire partir les syndicalistes considérés comme trop revendicatifs". Ce qui s'est passé est-il le fait de dérives personnelles ? "Je ne crois pas à cette thèse, selon laquelle ce serait dû au comportement d'une ou deux personnes dans l'entreprise. Vu les sommes dépensées pour ce trafic d'informations, au plus haut d'Ikea France, on était au courant. Ce procès devrait servir de leçon à toutes les entreprises : on ne peut pas tout se permettre, il y a des règles, et il faut les respecter."

Selon Jean-François Paris, l'ex directeur du département gestion des risques, qui l'a dit aux juges pendant l'instruction, ces recherches de renseignements coûtaient plus de 600 000 euros par an à Ikea. 

Le procès est prévu du 22 mars au 2 avril, devant le tribunal correctionnel de Versailles. 74 parties civiles (syndicats et particuliers) sont constituées à ce jour. Les prévenus encourent entre 1 et 10 ans de prison, selon les infractions, et l'entreprise 3 750 000 euros d'amende.

Histoires économiques
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