Après l'annulation de l'arbitrage, la cour d'appel de Paris se replonge aujourd'hui dans la revente d'Adidas par le Crédit Lyonnais, pour le compte de Bernard Tapie, en 1993. L'homme d'affaires clame qu'il a été volé, une version mise à mal par l'enquête pénale.
L'affaire commence pendant le second septennat de François Mitterrand. Bernard Tapie, homme d'affaires, député et président de l'Olympique de Marseille entre au gouvernement, comme ministre de la ville, le 2 avril 1992. Dès le lendemain, il explique sur France Inter que ses activités professionnelles et politiques sont "incompatibles".
Bernard Tapie sur France Inter le 3 avril 1992 :
Journal de France Inter le 3 avril 1992
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Ministre ou homme d'affaires
C'est ce qu'il répétera, devant la commission des finances de l’Assemblée nationale, le 10 septembre 2008 :
J’ai quitté mon groupe sur la recommandation expresse de mon Premier ministre, qui considérait qu’il était incompatible d’être à la tête d’une affaire industrielle et ministre. J’ai eu la vanité de croire à l’époque que c’était bien plus important pour ma vie, pour mon avenir et celui de mes concitoyens, d’être ministre que de rester industriel ; et j’ai franchi le pas.
Pour la brigade financière, qui a tenté de retracer cette histoire, la politique ressemble plutôt à un habillage. Adidas va mal, et entraine tout le groupe Bernard Tapie dans le rouge. Le nouveau ministre de Pierre Bérégovoy n'a financièrement pas d'autre choix que de revendre la marque de sport (rapport de la brigade financière du 9 juillet 2014) :
Au début de l’année 1992, M. Tapie se voyait poussé à rechercher des repreneurs. Il ne pouvait encore envisager que, deux mois plus tard, il serait amené à choisir entre les affaires et la politique du fait de sa nomination en qualité de ministre de la Ville. (…) Cette volonté de trouver un repreneur n’était alors motivée que par des contraintes économiques et ne résultait pas encore de l’exercice de fonctions au sein du gouvernement.
Adidas, une affaire en or ?
Après avoir racheté une kyrielle de PME comme Testut ou La Vie Claire, Tapie a peut-être vu trop grand en voulant manger l'un des géants du sport. En octobre 1990, Tapie s'enthousiasme pourtant à l'idée de changer de dimension (cité dans Les Echos, 25 mai 1992) :
Je suis tombé sur l’affaire de ma vie. Et celle-là, je ne la revendrai pas tant que je serai capable de faire face. Cela ne finira pas par une cession...
Bernard Tapie achète le fabricant de chaussures à crédit, grâce à sa banque de toujours, la SBDO, filiale du Crédit Lyonnais. Mais cet emprunt va vite le prendre à la gorge. Adidas a du potentiel, mais Bernard Tapie ne peut financer les investissements nécessaires à son rétablissement.
Rapport de la brigade financière du 9 juillet 2014 :
Les conditions de cette acquisition, entièrement financée par un crédit court terme et sa détention dans un contexte de crise économique des années 1991 et suivantes (…) ont conduit BTF (Bernard Tapie Finance) et GBT (Groupe Bernard Tapie) au bord de la cessation de paiements et par voie de conséquence à la menace d’une faillite pour Bernard Tapie (...) A l’automne 1992, dans un contexte de crise économique mondiale et de récession, Adidas présentait une situation à court terme préoccupante qui était aggravée par l’incapacité de son actionnaire majoritaire à lui apporter les financements dont elle avait besoin. (…) La direction d’Adidas était inopérante et instable.
Quatre jours avant son entrée au gouvernement, les commissaires au compte de Bernard Tapie tirent la sonnette d'alarme. Bernard Tapie, en quête d'un repreneur depuis quelques mois, n'a trouvé personne (Pentland, l'ancien propriétaire de Reebok, a jeté l'éponge après avoir commandé un audit sur sa cible). Tapie doit clarifier sa situation avant les législatives de mars 1993. Il donne deux mois au Crédit Lyonnais pour revendre Adidas, pour un peu plus de deux milliards de francs.
Le Crédit Lyonnais se tourne vers Robert-Louis Dreyfus. Réputé comme redresseur d’entreprises en difficultés, il finit par accepter de s’occuper du fabricant de chaussures, mais il ne veut pas assumer le risque financier. Le 12 février 1993, il ne prend donc que 15% d’adidas, au sein d’un tour de table qui comprend le Crédit Lyonnais et d’autres financiers, comme les AGF et l’UAP. L'opposition de droite crie au scandale, certaine que le protégé de François Mitterrand a bénéficié d'un traitement de faveur de la part du secteur public.
"Le ministre de la Ville a vendu Adidas" : journal de France Inter du 15 février 1993
Journal de France Inter le 15 février 1993
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A l'époque, Bernard Tapie estime lui-même avoir obtenu un bon prix, mais la vente d'Adidas ne suffit pas à éponger ses dettes. La droite revient au pouvoir, et change le patron au Crédit Lyonnais. En mai 1994, la banque fait saisir les biens de son débiteur, en décembre Bernard Tapie est placé en liquidation judiciaire.
Deux semaines plus tard, Robert-Louis Dreyfus rachète la majorité des parts d'Adidas à un prix deux fois supérieur à celui de 1993. Il avait négocié une option d'achat auprès des financiers. Adidas commence à redresser la tête, à grands coups de délocalisation. Louis-Dreyfus va faire une sacrée culbute. En 1995 la marque de sport est introduite en bourse à 11 milliards de francs, près de cinq fois plus que ce qui avait été payé à Tapie.
Du côté de l'ancien ministre, c’est la descente aux enfers. Bernard Tapie est au cœur de plusieurs enquêtes, le match truqué entre l'OM et Valenciennes, ou la fraude fiscale avec son yacht ...
Deux versions de l'affaire
Bernard Tapie commence à dire qu'il a été volé, ce qu'il expliquait par exemple sur France Inter, invité de la matinale le 8 juin 2005:
Son Bernard Tapie, sur France Inter avec Stéphane Paoli le 8 juin 2005
Bernard Tapie sur France Inter avec Stéphane Paoli le 8 juin 2005
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C'est la thèse que Bernard Tapie s'apprête à défendre encore aujourd'hui devant la Cour d'appel.
Emmanuel Gaillard, avocat de Bernard Tapie (Le Figaro, 13 septembre 2015) :
J'affirme que mon client a été victime des agissements de sa banque, d'une escroquerie. Qu'une banque se comporte ainsi, sans être sanctionnée, est un scandale d'État(…) L'équipementier sportif, après une passe difficile, était en voie de rétablissement. Bernard Tapie, qui a accepté la valorisation de ses titres à 2,085 milliards de francs proposée par la banque, a donné mandat à la SDBO de chercher un repreneur. Celle-ci l'a trouvé en la personne de Robert Louis-Dreyfus (RLD) qui a signé, le même jour, une option d'achat de 4,4 milliards de francs, mais la SDBO a dissimulé que c'était elle qui se portait contrepartie! En attendant que l'option soit levée, en 1994, elle est passée par des faux nez, cinq sociétés de complaisance dont certaines étaient installées dans des paradis fiscaux, à qui la banque prêtait de l'argent à 0,5 % alors que les taux d'intérêt de l'époque étaient de l'ordre de 8 % à 12 %. La deuxième partie de la plus-value engrangée par le Lyonnais a lieu au moment de l'introduction d'Adidas à la Bourse de Francfort par RLD en 1995 - Adidas est alors valorisé à 11 milliards de francs -, grâce à l'argent que la banque a prêté à RLD à un taux de 25 % à 30 %. Imaginez la plus-value réalisée par la banque au final! Ce montage relève de la plus grande tradition frauduleuse.
Bernard Tapie s'appuie aussi sur le fait que, parmi les financiers qui participent au tour de table, en 1993, il y a deux fonds basés dans des paradis fiscaux, Jersey et les îles Vierges. On sait aujourd'hui qu'il n'appartenaient pas au Crédit Lyonnais, mais ce n'est pas un modèle de transparence.
Alors, la banque a-t-elle voulu capter la plus-value sur Adidas? Ses anciens responsables s'en défendent. La brigade financière est convaincue qu'au contraire, "les intérêts de Bernard Tapie ont été préservés". La banque a dû trouver des actionnaires de transition, car Bernard Tapie était pressé et Robert Louis-Dreyfus en position de force. Sans risquer gros, Robert Louis-Dreyfus a fait un pari sur l'avenir avec cette option d'achat. Surtout, deux proches collaborateurs de Tapie ont participé à toutes les négociations, rien ne lui aurait donc été caché.
Enfin, selon la brigade financière, Bernard Tapie a produit lors de l'arbitrage de 2007-2008 des "attestations inexactes voire mensongères", y compris, de Robert Louis-Dreyfus, mort en 2009. Un rapport si dévastateur que Bernard Tapie, qui n'en démord pas, a porté plainte pour faux.
Rapport de la brigade financière du 9 juillet 2014 :
M. Tapie contraint économiquement puis politiquement de céder Adidas se privait nécessairement de la possibilité de bénéficier d’une potentielle plus-value à long terme réalisable en cas de redressement d’Adidas.
(…) M. Louis-Dreyfus n’ayant pas voulu prendre le risque d’un achat ferme de la participation de BTF (Bernard Tapie finance) au prix du mandat, les négociations ont finalement abouti le 10 février 1993 à une vente de 15% d’Adidas international aux conditions du mandat, assortie d’une option au bénéfice du repreneur lui permettant d’acquérir le solde sur la base de 4,4 milliards pour l’ensemble. Le redressement d’Adidas n’étant pas du tout certain, le repreneur n’était absolument pas tenu d’exercer son option. A l’inverse, en cas d’échec, M. Louis-Dreyfus et ses associés bénéficiaient d’un engagement de rachat des 15%.
Dans l’attente d’une éventuelle levée de l’option consentie au repreneur, le crédit lyonnais et Mme Beaux sont parvenus à trouver des actionnaires de transition qui, grâce à un financement avantageux, ont accepté d’entrer au capital d’Adidas international. Cette solution qui fut abusivement qualifiée de portage a par la suite été exploitée par M. Tapie pour tenter d’établir que le crédit lyonnais s’était porté contrepartie du mandat de vente confié à sa filiale, la SBDO. (…) Les conditions des pourparlers telles qu’elles ont pu être reconstituées en dépit de la disparition de plusieurs acteurs de premier plan montrent au contraire que le mandataire social de BTF, M. Elie Fellous avait été informé de l’option consentie au repreneur et de la mise en place d’un actionnariat de transition.
La décision de la cour d'appel de Paris sera mise en délibéré.
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