C'est un témoignage rare: Luminitza, partie civile à un procès de proxénétisme et de traite des êtres humains qui se tient jusqu'au 10 avril à Paris. La jeune femme a réussi à s'échapper il y a deux ans et tente de se reconstruire.
Elle a vingt-trois ans mais quand elle parle elle en parait parfois bien plus. Luminitza, jolie brune, enfile ses escarpins vernis à l'entrée du palais de justice. De l'été 2008 jusqu'au printemps 2011, elle a été contrainte de se prostituer au bois de Boulogne ou sur les boulevards des Maréchaux dans le nord de Paris. Aujourd'hui elle dénonce publiquement son proxénète, mais son sourire lumineux cache les cauchemars qui la hantent.
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Dans mon corps et dans ma tête je ne suis pas du tout guérie. La nuit je ne dors pas bien, le matin je me réveille en pleurs, je ne suis pas bien du tout. Il y a peut-être d'autres femmes qui veulent s'en sortir et qui n'osent pas dénoncer leur proxénète. Je voulais lui montrer que je n'ai plus peur, que je suis une autre personne, ça m'a fait du bien.
A dix-huit ans, Luminitza quitte l'orphelinat roumain où elle a grandi. Avec une amie, elle tente l'aventure en Espagne puis à Paris où elle se retrouve rapidement seule et sans ressources. Pendant ces quelques semaines de galère, elle commence à se prostituer, mais la rencontre d'un compatriote va la faire basculer. L'homme dit travailler dans le bâtiment et lui propose de venir habiter avec lui. Il s'empare de ses papiers, et la contraint à se prostituer jour et nuit.
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Mon ex-proxénète me déposait au bois de Boulogne vers 8 ou 9 heures le matin, et ne venait me chercher que le lendemain matin vers 5-6 heures. Je n'avais pas de temps pour me reposer, il voulait que je travaille sans arrêt. Arrivés à la maison, il me fouillait et me prenait tout mon argent. Il me battait, me violait. J'étais épuisée, et dans ma tête j'étais détruite.
A La Courneuve, le gérant de l'hôtel qui héberge Luminitza et quelques compagnes d'infortune ne pose pas de questions. Les coups et les viols sont aussi leur quotidien. Les jeunes femmes, dont certaines sont parfois mineures, sont sous la surveillance constante des proxénètes, de leurs compagnes, elles-mêmes prostituées, ou pour Luminitza des "cousines". Dans les box des prévenus du tribunal correctionnel de Paris, deux "clans" se font face : ici les pères contrôlent leur réseau grâce à leurs fils, ils exploitent y compris leurs compagnes, parfois leurs propres filles. Vingt-deux personnes sont jugées pour proxénétisme aggravé, et traite des êtres humains (dix ans de prison encourus), dont la moitié de femmes. Me Zoé Royaux défend l'une d'elles (Luminitza se souvient de sa violence) qu'elle considère comme davantage victime que responsable
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C'est un parcours assez commun. Elle tombe amoureuse d'un homme, qui l'emmène de Roumanie en France et lui "propose" de se prostituer. En fait elle n'a pas le choix, sinon elle est battue. C'est une jeune femme de vingt-trois ans qui a subi onze avortements. Puis elle a voulu garder son bébé et s'est prostituée jusqu'à huit mois de grossesse. Comme elle était proche du proxénète, elle a récolte la "taxe de rue" des autres filles, car ce n'est jamais gratuit d'être sur le trottoir, et ainsi elle pouvait faire un peu moins de passes, mais ce n'est pas un choix de sa part et la renvoyer devant le tribunal c'est assez scandaleux.
Violée un soir au bois de Boulogne, Luminitza tombe aussi enceinte, mais son calvaire ne s'arrête pas pour autant : "certains clients payent plus cher pour avoir une prostituée enceinte, j'ai été forcée à travailler jusqu'au bout. Je gagnais beaucoup d'argent".
C'est une passante qui appelle les pompiers quand Luminitza commence à accoucher. A la maternité, la jeune femme choisit de confier son bébé aux services sociaux. Pendant deux ans, elle s'efforcera de lui rendre visite régulièrement, mais renonce à accueillir son enfant certains week-ends, car son proxénète le maltraite. Le garçon est un moyen de pression supplémentaire, d'autant que son proxénète, bien qu'il ne soit pas le père, est allé reconnaître l'enfant à la mairie (Luminitza l'a assigné devant la justice en contestation de paternité).
Après avoir tenté plusieurs fois de s'échapper, Luminitza rencontre un jeune homme, un client, qui refuse de rester sans rien faire. Avec l'aide d'un ami, il parvient à récupérer les papiers de Liminitza. Depuis, il est devenu son époux, mais explique que dans ce combat ils étaient au début bien seuls.
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Au début j'étais son client. J'ai vu une personne dans une détresse totale. J'ai pris contact avec des associations, aucune n'avait de place d'hébergement d'urgence. C'était quand même une question de vie ou de mort... On vivra toujours dans l'angoisse de recroiser ces proxénètes dans la rue.
Quelques mois plus tard, Luminitza apprend d'une ancienne "collègue" que le réseau a été démantelé, ses tortionnaires incarcérés. Son avocate Stéphanie Marcie-Hullin l'aide à se porter partie civile, regrettant, elle aussi, l'absence d'un vrai soutien aux victimes.
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Ces filles vivent dans la terreur. Elles n'ont pas de toit, pas d'argent, pas de famille en France. Je suis sûre que certaines voudraient porter plainte, mais elles craignent pour leur vie. On leur offre un titre de séjour, mais pas un acceuil en foyer. Si Luminitza n'avait pas rencontré un homme assez fort, elle ne serait pas aujourd'hui sur le banc des victimes. Même quand les réseaux sont démantelés, les filles se retrouvent dans le box des prévenus, dans la nature, ou on a pu en voir assister à l'audience, sans doute retombées aux mains d'autres proxénètes.
Combien rapporte le proxénétisme? Le procès fournit quelques éléments de réponse. Luminitza gagnait environ 500 euros par jour, soit, comme l'a calculé son avocate Stéphanie Marcie-Hullin, près de 500 000 euros en deux ans et demi
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Bon nombre de ces proxénètes ont trois ou quatre filles, et on arrive à des sommes colossales. En Roumanie ils ont plusieurs maisons, qui ne sont pas à leur nom, et plusieurs voitures de luxe. Le juge d'instruction n'a pas réussi à retracer tout l'argent, souvent acheminé en liquide.
Luminitza, qui tient à cacher son nom et son adresse, a obtenu la garde de son enfant, son petit garçon "qui lui a permis de tenir" dit-elle. Elle a pris des cours de français, reçu sa carte de séjour. Son rêve aujourd'hui : trouver du travail.
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