

En Haute-Corse, nous avons un roi … je ne veux pas parler du roi Théodore, ce roi éphémère de Corse au XVIIIe siècle … je veux parler de cet ingrédient qui trône sur certaines de nos tables de fêtes ou du quotidien.
Il est l’un des composants de ces beignets qui sont là sur la table… dodus, dorés … ces beignets qui célèbrent l’arrivée du printemps et le saint patron de Bastia … qui symbolisent l’esprit de fête en mettant à l’honneur le gras, le frit, comme toujours dans les civilisations du pourtour méditerranéen … ce sont ?
… les … panzarotti de Bastia, ces beignets de farine de pois chiches (que certains préparent plutôt avec du riz, symbole de pureté et d’abondance) dont on se régale le 19 mars dans toute la région bastiaise et qu’aujourd’hui Jean-Etienne Venturi, à la tête de A Biscutteria, rue Napoléon à Bastia, nous a préparés pour l’occasion.
C’est qu’en Haute-Corse, le pois chiche est en majesté ! Il s’y consomme en salade, en ragoût ou sous forme de farine.
En cela, la cuisine de Haute-Corse est bien l’héritière d’une culture à la fois méditerranéenne et montagnarde, façonnée par l’ancien agro-pastoralisme et les contraintes écologiques et géographiques du territoire. L’ethnologue Philippe Pesteil montre bien que toute la cuisine corse est largement déterminée par la question de la conservation et du stockage.
- La charcuterie est une réserve de protéines animales, une viande de garde ;
- le fromage est essentiellement représenté par la déclinaison des procédés de vieillissement ;
- le procédé de dessication des châtaignes pour en faire de la farine est une réponse appropriée à un fruit qui se conserve mal et dont on peut étaler la consommation sur plusieurs mois (jusqu’à 9 dans les communes les plus pourvues) ;
- mais il ne faut pas oublier les légumineuses sèches qui ont été très importantes dans le passé et qui illustrent une continuité historique : la très forte présence du pois chiche dans le régime des Corses du Nord s’inscrit à la fois dans la continuité de consommation déjà présentes dans l’Antiquité romaine (lentilles, pois chiches, fèves) mais aussi au carrefour des cultures toscanes, ligures et sardes.
Allez, faisons un petit tour de la présence du pois chiche dans les marmites de Haute-Corse :
La torta di ceci, ou torta di panizze ailleurs, cette galette cuite au four cousine de de la farinata (fainà) ligure, de la cecina toscane, de la fainè sarde ou de la socca niçoise, est un en-cas que l’on consomme l’hiver et dont on va joyeusement se ravitailler à Bastia chez Raugi, l’institution glacière.
Les pois chiches à la bastiaise, salade de pois chiches en vinaigrette avec ail, oignons, anchois et persil.
Le ragoût de pois chiches en sauce tomate (avec panzetta – poitrine de porc salaisonée, oignons et laurier ou sauge)
Les pâtes aux pois chiches à la cortenaise (pasta a i ceci à l’usu di Corti) où les pois chiches sont cuits à l’eau avec de la tomate et de l’ail et additionnés de pâtes.
La minestra di ceci di Ghjovi Santu (la soupe de pois chiches du Jeudi-Saint), où les pois chiches sont cuits dans l’eau avec gousses d’ail, huile d’olive, parfois romarin et - hérésie moderne - gras de cochon et dans laquelle on ajoute à la fin de la cuisson des lasagnes, des tagliatelles ou des tagliarini. En Balagne, à Monticello, on la déguste pour la Saint-Roch au mois d’août.
A ce propos :
Pourquoi les pois chiches en ce jour du jeudi saint, commémorant la dernière cène du Christ, avant sa crucifixion ? Selon les évangiles, un certain jour, le dimanche des Rameaux, le jeudi saint ou le vendredi saint, selon les régions, Jésus traversa un champ ensemencé de pois chiches avant d’entrer dans Jérusalem. Les légumineuses essayèrent de cacher Jésus aux yeux des Juifs et des Romains qui le poursuivaient et le Christ les aurait récompensés en leur promettant qu’ils seraient toujours mouillés : plantés dans des endroits secs, les pois chiches apparaissent bien comme une plante prodigieuse, toujours humide, tant qu’on ne la fait pas sécher !
Voilà qui explique sa place traditionnelle, surtout dans les régions et pays méridionaux, aux repas de la semaine sainte, commémorant la mort du Christ.
Le jeudi et le vendredi saints étant des jours maigres, on trouvait le jeudi les pois chiches et le vendredi la morue. Riche en protéines, le pois chiche se substitue parfaitement à la viande.
En réalité, le pois chiche, comme d'ailleurs la plupart des légumineuses, fut associé à la mort dès l'Antiquité où il était consommé dans les repas funèbres. Son caractère sec lui conférant une certaine pérennité, peut-être est-il de bon augure pour l’éternité de l’âme ?
En tout cas, on retrouve le pois chiche dans les repas des morts en Provence ou dans la « soupe des morts » préparée – trop rarement aujourd’hui – à Nice pour la Toussaint, et dont Xavier Girard, l’essayiste, critique, historien d'art et écrivain, dans un très bel article de 2004 « la soupe des morts », précise la recette : « eau juste roussie avec quelques pois chiches, des restes de pattes de porc et des feuilles de sauge ».
Dans ce même article, il rapporte la réaction de son ami cap-corsin Jean-Paul Marcheschi au goût de cette soupe niçoise : « “Dans mon enfance, me murmure-t-il, vers le Cap Corse, du côté de Pedre Scritte, la nuit du 1er au 2 novembre, on la mangeait avec les tiani, les haricots Soissons et la salviata, le pain serpentin pétri au vin et piqué de sauge. C’était la soupe des pierres, la plus pauvre de toutes, un mets archaïque venu des temps païens ; cela s’appelait “manger la tête des morts”… Pour ne pas offenser les morts, il était interdit de parler et de souffler. On la lampait en silence, en essayant de ne pas renifler. Quand on avait fini, les os des pattes restaient au fond de l’assiette, comme des ossements... »
Côté sucré, à côté des panzarotti :
Les panizze (panisses), aujourd’hui plus rares à trouver, ont fait les délices des Bastiais des générations passées : la farine de pois chiche y est cuite en bouillie puis découpée en tranches et frite pour être mangée chaude, nature ou saupoudrée de sucre. Des marchands ambulants les vendaient autrefois dans les rues en même temps que les nicce ou torte de châtaignes.
Production de pois chiches en Corse ?
On a tous en tête la fameuse boîte de conserve de pois chiches au naturel que l’on trouve dans nos supermarchés, arborée d’une carte de la Corse jaune et d’une tête de maure mais qui ne masque pas le constat, commun au Continent : peu de production locale ! ! ! A quand le retour d’une production corse de pois chiches !