Skipper mais pas dealer : contre-enquête sur un marin français emprisonné au Cap-Vert

La police du Cap-Vert a découvert près 1,2 tonne de cocaïne a bord du voilier Rich harvest, le 23 août 2017.
La police du Cap-Vert a découvert près 1,2 tonne de cocaïne a bord du voilier Rich harvest, le 23 août 2017. ©AFP - HO / SPANISH POLICE
La police du Cap-Vert a découvert près 1,2 tonne de cocaïne a bord du voilier Rich harvest, le 23 août 2017. ©AFP - HO / SPANISH POLICE
La police du Cap-Vert a découvert près 1,2 tonne de cocaïne a bord du voilier Rich harvest, le 23 août 2017. ©AFP - HO / SPANISH POLICE
Publicité

Condamnés à dix ans de prison au Cap-Vert pour trafic de drogue, un skipper français et son équipage de trois marins brésiliens clament leur innocence. La cellule investigation de Radio France a mené une contre-enquête.

► Une enquête de Philippe Reltien

Depuis le 24 août 2017, le skipper Olivier Thomas est détenu dans une prison du Cap-Vert après que la police a découvert près de 1,2 tonne de cocaïne à bord du voilier qu'il convoyait de Natal au Brésil à l'île de Madère au Portugal. La cellule investigation de Radio France a eu accès à un document exceptionnel qui retrace cette histoire rocambolesque, un cahier d'écolier dans lequel le Français emprisonné relate les détails de sa mésaventure : les prémisses de sa mission, la traversée émaillée d'avaries et son arrestation suite à la découverte du chargement de drogue, à bord de la goélette Rich harvest (en français La bonne récolte).

Publicité

Un skipper qui part  l'esprit tranquille

Au fil d'une centaine de pages manuscrites, Olivier Thomas relate comment le 4 août 2017 il s'apprête à quitter le port de Natal d'autant plus sereinement que quelques jours auparavant la douane brésilienne est montée à bord inspecter le bateau qu'il est chargé de convoyer jusqu'à Madère, au Portugal. Les chiens anti-drogue n'ont rien détecté, comme il le consigne dans son journal de prison :

"Douze jours avant mon arrivée, la police militaire brésilienne débarque sur le bateau pour une fouille complète avec ses chiens antidrogue. Les réservoirs à gasoil sont démontés : ils sont vides. Après une journée de fouille complète, les autorités brésiliennes disent que tout est en règle. Du coup, comme je sais qu’il y a eu un contrôle antidrogue à bord, je pars l’esprit tranquille."

De Natal (Brésil) à Madère (Portugal), le trajet du Rich Harvest interrompu au Cap-Vert dans l'océan Atlantique.
De Natal (Brésil) à Madère (Portugal), le trajet du Rich Harvest interrompu au Cap-Vert dans l'océan Atlantique.
© Radio France - Thomas Jost

Mais lorsqu'il accoste 20 jours plus tard au Cap-Vert, dans le port de Mindelo pour réparer son moteur en panne et soigner l'un de ses équipiers malade, il est reçu par un comité d’accueil bien particulier : la police capverdienne. S'en suivent deux jours d’inspection d’une précision chirurgicale. "Quatre ou cinq hommes de la marine montent à bord, avec des scies et des masses, et mettent cinq ou six heures pour découvrir la drogue, résume Jean-Yves Defay. Elle est cachée en profondeur, sous des couchettes, des réservoirs, et des revêtements métalliques soudés."

"La cocaïne était cachée en profondeur" / Capture d'écran de l'émission Fantastico du 14 janvier 2018, sur la chaine de télévision brésilienne G1.
"La cocaïne était cachée en profondeur" / Capture d'écran de l'émission Fantastico du 14 janvier 2018, sur la chaine de télévision brésilienne G1.

Le skipper français observe la scène avec incrédulité depuis le pont. Un moment-choc sur lequel il revient en détail dans son journal :

"Sous le réservoir d’eau, il y a trois trappes recouverte d’une plaque en acier boulonnée. Chaque boulon est découpé à la meuleuse électrique. Ça fume de partout, on se croirait dans un atelier de métallurgie. Les policiers sont en sueur. L’air devient irrespirable. Le dernier boulon saute. La lourde plaque d’acier pivote et là tout s’écroule : des paquets entourés de plastique sont à l’intérieur. Sur le coup, je pense à des blocs de polystyrène pour flotter en cas de naufrage. Les policiers exultent de joie. Je n’y crois toujours pas, jusqu’au moment où un policier tire une aiguille de sa mallette et pose de la poudre pour la tester : ça vire au vert… Le verdict est là, devant mes yeux : de la cocaïne pure. À ce moment-là, je réalise : on s’est fait baiser en beauté. Comment ai-je pu être aussi imbécile… C’est comme si je tombais de 10 étages !"

Extrait du cahier d'écolier du skipper Olivier Thomas
Extrait du cahier d'écolier du skipper Olivier Thomas
© Radio France

En quelques secondes, sa vie de skipper expérimenté bascule : il est désormais, aux yeux des policiers capverdiens, un redoutable narcotrafiquant. Menottes, commissariat, prison, et interrogatoire dans un Palais de justice en état de siège. La police capverdienne est persuadée d’avoir mis la main sur un "gros poisson" de la drogue. Pour Olivier Thomas, le moral est au plus bas :

"Les militaires débarquent, cagoulés, armés de Kalachnikov : on passe au niveau sécurité maximum. La police militaire escorte le convoi chargé de sacs de cocaïne. Il y a au moins 6 véhicules. Je ne risque pas de m’échapper… Le moral est au plus bas. Ils nous prennent pour des trafiquants de haut vol. La police militaire monte la garde de peur qu’un gang attaque le poste de police. L’addition va être dure à payer. On est mal. Très mal. Innocent, oui, mais il va falloir le prouver."

Un "loup de mer" piégé par un "renard"

Qui est vraiment Olivier Thomas ?

Construction navale, navigation solitaire, plongée, Olivier Thomas, 50 ans, originaire de Guérande en Loire-Atlantique, est un marin complet. Issu de trois générations de menuisiers de marine (la Maison Thomas, créée à Saint Nazaire en 1876), Olivier est un "poisson à deux jambes". "C'est un homme sportif, sobre, frugal, déterminé, fier dans le bon sens du terme, indépendant et farouche, raconte Jean-Yves Defay un ancien consul qui le connait bien_. C'est un gamin qui a envie d'action."_

Engagé dans l'armée pendant la guerre du Golfe en tant que plongeur-démineur, son rêve a toujours été de construire des catamarans, activité qu'il réalise durant quinze ans au Brésil avant de partir en Thaïlande.

"C'est un homme qui a envie d'action" -  Le marin français Olivier Thomas
"C'est un homme qui a envie d'action" - Le marin français Olivier Thomas
© Radio France - Jean-Yves Defay

C'est précisément au moment où il se prépare à rejoindre la Thaïlande que fin juillet 2017, le patron du chantier naval où il avait son atelier durant toutes ces années brésiliennes, lui demande un service : convoyer de toute urgence le voilier d'un client de Natal (Brésil) à Madère (Portugal). Olivier Thomas fait connaissance du client, le propriétaire du Rich Harvest, une goélette de 22 mètres, juste avant d’embarquer. Il s'agit d'un jeune britannique de 34 ans qui se fait surnommer "Fox", le renard. Ce dernier va jusqu'à lui montrer ses cicatrices, prétendues blessures de guerre, pour gagner sa confiance.  Ils se mettent d'accord sur le tarif de ce convoyage transatlantique : 8000 euros.

En réalité, "Fox" a absolument besoin que sa tonne de cocaïne quitte le Brésil pour l’Europe, et réussit à tromper ses interlocuteurs. "Olivier s'est fait piéger par la confiance qu'il avait mise en son ami, lui-même tombé sous le charme de "Fox", estime Marco, un proche du skipper emprisonné_. "Fox" a su gagner la confiance de tout le monde de manière très habile. Plus personne ne se méfiait de rien."_ 

Le jeune propriétaire du Rich Harvest invite également à déjeuner les parents des trois jeunes apprentis de l’École de voile de Salvador de Bahia (Brésil) qui seconderont Olivier Thomas dans sa traversée. "Il disait vouloir passer le reste de sa vie à voyager et à profiter de la vie." se souvient Aniete Dantas la mère d’un équipier désormais emprisonné. "Il avait vraiment le chic pour vous séduire"…

Le 29 mars 2018, la justice du Cap-Vert condamne tout l’équipage, le skipper français Olivier Thomas et ses trois apprentis brésiliens, à 10 ans de prison pour trafic de cocaïne, suite à la découverte de 1 157 kg de cocaïne sur le Rich Harvest.

Avec cette affaire, le Cap-Vert veut visiblement faire un exemple. Pour l'archipel de 450 000 habitants, situé sur la route de la drogue entre l’Amérique du sud et les côtes africaines, il s’agit d’une saisie historique. L’enquête est baptisée "Zorro" par le juge en charge du dossier. Et le jugement a même été imprimé sur du papier à l’effigie du justicier masqué...

Pour la navigatrice Isabelle Autissier, cette histoire est malheureusement classique. "Olivier est le pigeon de cette affaire, déplore-t-elle_. On lui a fait transporter de la drogue à son insu, comme parfois dans les bagages en avion. Mais en bateau c'est plus grave, car ce sont de grosses quantités. On paye cher._"

Contre-enquête sur l'opération "Zorro"

Plusieurs éléments permettent de douter sérieusement de la culpabilité du marin français. 

Selon l'enquête de la police brésilienne, la drogue était cachée depuis des mois, là où personne ne pouvait la détecter à l’œil nu, sauf à scanner les parois du bateau ou les casser. Difficile pour Olivier Thomas d'être au courant. "Il avait peu de temps pour découvrir le bateau, explique le juriste et expert en droit maritime Yves Tassel. Le skipper doit faire certaines vérifications, comme l'aptitude à la navigation, il doit vérifier qu'il n'y a pas de marchandises dans ce navire, mais cela ne va pas au-delà. À partir du moment où la cache de la drogue est quasiment indécelable, je pense qu'on ne peut pas tenir le skipper pour responsable."

Olivier Thomas peut-il être considéré comme un complice ? Il aurait fallu pour cela qu'il connaisse le propriétaire. Or le marin se reproche constamment dans son journal d'avoir fait confiance à "Fox" et d’être "tombé dans le panneau" :

"Le Fox en question est un professionnel de haut niveau avec une équipe internationale, un laboratoire, une organisation pour charger la marchandise et un réseau pour l’écouler sur toute l’Europe. Nous, l’équipage, sommes les dindons de la farce."

L'équipage du Rich Harvest, le français Olivier Thomas à gauche et les trois apprentis marins brésiliens.
L'équipage du Rich Harvest, le français Olivier Thomas à gauche et les trois apprentis marins brésiliens.
- Daniel Guerra

Le salaire proposé au skipper français, 8 000 euros dont 4 000 versés au départ et 4 000 promis à l’arrivée, s'avère assez faible comparé à la valeur de la drogue transportée, évaluée à 80 millions d’euros.

Des routes de la drogue pas pour les "Bisounours"

Que ce soit en avion avec la complicité des "mules" - des passagers qui transportent de la drogue -  ou par voie maritime – dans des conteneurs sur des cargos ou à bord de  voiliers - ce sont plus de 600 tonnes de cocaïne qui transitent chaque année d’Amérique du Sud vers l’Europe. Les saisies des douanes ont doublé en un an dans les ports européens.

C'est un marché stratégique pour les cartels de la drogue. "On est vraiment sur un marché mondial, explique Vincent le Béguec, directeur de l’OCTRIS, l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants. Les organisations criminelles en Colombie et au Mexique sont obligées d'avoir des complicités dans la chaine logistique qui leur permettent d'acheminer de manière sécurisée la cocaïne en Europe." Vincent le Béguec constate une vraie professionnalisation des réseaux_. "Chaque branche est compartimentée par rapport à l'autre, à savoir que ceux qui acheminent ne connaissent pas forcément les commanditaires, et encore moins les fournisseurs initiaux._"

Pour un convoyage comme celui d’Olivier Thomas, une grande méfiance s'imposait. "Dans le milieu de la mer, on sait qu'une grande partie de la drogue transite par bateau, et que les voiliers servent en partie à cela, constate Isabelle Autissier. Les gens qui trafiquent la drogue n'ont aucun scrupule à vous envoyer en prison, à vous faire pendre ou à vous mettre une balle dans la tête. On n'est pas au pays des Bisounours."

Condamné sans preuve

À quel moment la drogue a-t-elle été cachée dans le Rich Harvest ? Selon le rapport de la police judiciaire brésilienne qui a surveillé ce bateau pendant deux ans, il est "probable" que le chargement de cocaïne s’est effectué sur le ponton privé d’une villa brésilienne, deux mois avant le départ officiel du bateau vers Madère, donc avant l’arrivée du skipper français.

Ce rapport met donc Olivier Thomas et son équipage hors de cause. "Selon l'enquête brésilienne il n'est pas prouvé que ces quatre personnes, le capitaine et les trois marins, aient eu connaissance de la présence de la drogue, confirme l’ancien consul, Jean-Yves Defay. Ils n'ont pas trouvé d'éléments de preuve à charge pour les incriminer."

Les plans du bateau Rich Harvest, dessinés dans le journal de prison d'Olivier Thomas
Les plans du bateau Rich Harvest, dessinés dans le journal de prison d'Olivier Thomas
© Radio France - Olivier Thomas

La justice du Cap-Vert a condamné l'équipage en privilégiant "un faisceau de probabilité et de vraisemblance", au détriment du "principe de la présomption d'innocence". La justice du Cap-Vert n'a pas tenu compte des conclusions de la police brésilienne. "Juridiquement, cela ne tient pas, déplore le spécialiste du droit maritime Yves Tassel. Lorsque l'on enquête sur un fait qui est puni pénalement, il faut enquêter sur la totalité des faits. Si la police brésilienne dit qu'il est probable que l'équipage n'avait pas connaissance de la présence de la drogue à bord, le juge capverdien doit en tenir compte."

Un autre fait troublant sème le doute quant à la culpabilité d'Olivier Thomas. Avant de partir, le skipper a demandé à son père de l’accompagner dans cette traversée sur le voilier. "Il n'a pas pu venir pour des raisons médicales, raconte Jean-Yves Defay. Il aurait pu se retrouver en prison avec son fils." On imagine mal un fils embarquer son père sur un bateau convoyant de la drogue…

"Affolant de n’être plus rien"

Neuf mois après son arrestation, Olivier Thomas est en prison. Il attend son procès en appel, la décision devrait être rendue en juin 2018. Dans son journal, il décrit son quotidien dans le quartier de haute sécurité de la prison de Mindelo au Cap-Vert, réservé aux grands criminels :

"Quel choc quand on vous emmène en cellule d’isolement. Un lit en béton, et rien, à part la grille en acier. On a l’impression d’être dans un mauvais film de série B. La cellule doit faire 1,2 mètre sur 3 mètres. Avec au fond, deux grilles de ventilation, à travers lesquelles on voit si c’est le jour ou la nuit. Dans la cellule en face, l’un de mes marins pleure tout le temps. Il faut lui remonter le moral. J’aurais préféré être seul. J’ai l’habitude des grandes navigations en solitaire. Là, je me mets dans les mêmes conditions, ça aide. Voilà comment je ressens ce moment : un vide cosmique… sidéral. Le trou noir. La chute libre qui ne s’arrête jamais. Affolant de n’être plus rien."

Depuis fin septembre 2017, Olivier Thomas a changé de cellule et d’avocat et peut recevoir des visites. Il continue de survivre avec les moyens du bord :

"La bouffe arrive, on mange dans un cul de bouteille en plastique. C’est archi dégueulasse. J’ai mal au ventre en permanence. L’alimentation de base ici, c’est le riz, les pâtes et les haricots rouges. Il n’y a pas d’eau dans les douches, alors on se lave avec une bouteille de 5 litres d’eau. Je vais essayer de récupérer un seau avec un gobelet, comme ça, on perdra moins d’eau. Les types ici n’écrivent jamais. Personne n’a de crayon. Ils préfèrent tous fumer."

Olivier Thomas s’est fondu dans la masse des détenus, au milieu de vrais tueurs et de vrais trafiquants tatoués jusqu’au visage, surnommé "le Professeur", car seul prisonnier à tenir un journal. Le skipper garde l’espoir qu’Interpol mette la main sur le "cerveau" présumé du trafic, le fameux "Fox", toujours en fuite dans cette affaire. En attendant, Olivier Thomas écoute la radio, RFI :

"Je mets le casque et me voilà, grâce à la radio, en train de plonger sur la barrière de corail, en en Nouvelle-Calédonie. Je ferme les yeux et m’évade de la cellule. Quel pied. Bon… le retour est hard après avoir flirté avec les tortues sous-marines, j’ai le mur dégueulasse face à moi. Et le ciel bleu : entre quatre barreaux."

"Misère, c'est toujours la misère" – extrait du journal d'Olivier Thomas
"Misère, c'est toujours la misère" – extrait du journal d'Olivier Thomas
© Radio France

► Médiateur de Radio France

Le Médiateur de Radio France reçoit les remarques des auditeurs de "Secrets d’Info" : une fois par mois, les journalistes de la cellule investigations de Radio France répondent aux interrogations et aux critiques. Cette semaine, retour sur la crise des hôpitaux, les dérives des pompes funèbres, et le discours de Macron aux catholiques.

► Programmation musicale

L'équipe